»Le temps de l’économie«: le titre de l’ouvrage intrigue. On comprend que Susanne-Sophia Spiliotis, chercheuse en histoire culturelle et sociale à l’université de Leipzig, ne propose pas uniquement une histoire de la Chambre de commerce internationale (CCI), mais, plus largement, réfléchit sur le rapport au temps des acteurs économiques privés aux XXe et XXIe siècles.
En introduction, l’auteur définit avec rigueur son objet d’étude: »l’économie«. C’est un »acteur collectif historique« (p. 21) qui comprend les acteurs économiques privés, quels que soient leur statut, leur secteur d’activité ou leur taille. Ceux-ci forment un groupe doué d’une identité commune, idée peu évidente dans une période où les activités économiques se complexifient dans le monde entier. Créée par les milieux d’affaires d’une poignée d’États industrialisés en 1919, la CCI se transforme en un forum mondial regroupant aujourd’hui 130 pays. Son objectif n’a apparemment pas changé: créer un climat favorable aux activités économiques. Institution prestigieuse et promoteur d’une collaboration internationale dans les premières décennies de son existence, elle perd peu à peu son influence. Le triomphe de l’Ouest à la fin de la guerre froide ne lui permet pas de retrouver son influence passée; au contraire, à un moment où le libéralisme et le capitalisme triomphent, les milieux d’affaires ont moins de raisons de porter un projet politique commun.
Aujourd’hui peu connue du grand public, la CCI est d’abord le porte-voix des entreprises, »la représentante de l’économie mondiale« (p. 48). Ses membres cherchent à élaborer des positions communes pour les relayer ensuite devant les instances politiques et l’opinion publique. Susanne-Sophia Spiliotis s’attarde peu sur les discussions internes entre les membres de la Chambre, même si elle évoque parfois leurs divergences. L’historienne s’intéresse plutôt aux prises de position publiques de la CCI; les congrès bisannuels lui sont particulièrement utiles pour cela. Donnant lieu à des déclarations officielles, ils permettent de retracer l’évolution des positions de la CCI. En annexe, on trouve la liste de ces congrès de 1919 à 2019, avec quelques détails pour les plus marquants.
La CCI constitue un exemple rare d’intégration spontanée des élites économiques autour d’un projet politique. Elle est créée au lendemain de la Première Guerre mondiale, et sa fondation procède du même élan qui fait naître la Société des Nations. Champion du multilatéralisme et du libre-échange, la Chambre ne cherche pas moins qu’à instaurer un nouvel ordre mondial où les relations économiques assureraient la paix entre les nations. Cet ordre est supposé être le seul solide et doit se fonder sur un gouvernement mondial dont l’économie serait la ligne directrice. Mais la fondation de la Chambre, souligne l’auteur, peut aussi être replacée dans un temps plus long, celui des congrès économiques internationaux qui se multiplient au XIXe siècle.
Spiliotis se fonde en grande partie sur la rhétorique déployée par la CCI, ce qui lui permet de montrer la façon dont celle-ci se voit elle-même. Dans ses décennies les plus brillantes, c’est-à-dire jusqu’aux années 1980, celle-ci appuie son action sur deux piliers idéologiques : le »Business Statesmanship« et la »responsabilité«. Le premier se précise dans les années 1940, et reconnaît à l’entrepreneur un rôle équivalent à celui des dirigeants politiques. Confondant l’homme d’affaires et l’homme d’État, il implique que le premier n’a pas pour seule préoccupation le profit, mais qu’en expert détaché des intérêts partisans et nationaux, il contribue à la construction d’un ordre politique harmonieux. Quant à la notion de responsabilité, elle imprègne le discours de la Chambre avec un contenu qui évolue: d’abord garants de la paix après les deux guerres mondiales, les milieux d’affaires se voient confier de nouvelles responsabilités, sociales puis environnementales. Dans tous les cas, »l’économie«, incarnée par la CCI, s’attribue volontiers un rôle historique.
On admire l’adaptabilité de la Chambre de commerce internationale au cours de son siècle d’existence, même si celle-ci décline peu à peu. Elle naît au moment précis où l’Europe, ruinée par la guerre de 1914–1918, abandonne sa prépondérance aux États-Unis. Elle survit à la Seconde Guerre mondiale, puis à la division du monde entre les blocs capitaliste et communiste, et encore à la décolonisation. L’ouvrage insiste sur le pragmatisme des membres de la Chambre qui, tout en professant une doctrine libérale et capitaliste, refusent de tourner le dos à l’Allemagne nazie et à l’Union soviétique, avant de voir dans l’émergence du tiers monde une évolution favorable aux échanges commerciaux. Ce pragmatisme soulève des questions morales que l’autrice expose, par exemple au sujet de l’inaction des milieux d’affaires sud-africains contre l’apartheid.
Die »Zeit der Wirtschaft« enrichit la vision que nous avons des acteurs économiques privés au XXe et XXIe siècle. Son intérêt, avant tout, est de ne pas se limiter à leur rôle économique, mais de montrer la philosophie qui les anime. Il donne lieu ainsi à une histoire intellectuelle de ce groupe insuffisamment travaillé. On regrette, cependant, que certains passages résolument conceptuels soient d’une lecture ardue. On aimerait aussi en savoir davantage sur la composition de la CCI et les rapports de force qui se jouent entre ses membres: en grossissant, la Chambre affiche un visage de plus en plus diversifié, ce qui complique l’élaboration d’un consensus. Cette hétérogénéité croissante explique sans doute en partie son affaiblissement au cours des dernières décennies.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Grégoire Letellier, Rezension von/compte rendu de: Susanne-Sophia Spiliotis, Die Zeit der Wirtschaft. Business Statesmanship und die Geschichte der Internationalen Handelskammer, Göttingen (Wallstein) 2019, 312 S. (Moderne europäische Geschichte, 16), ISBN 978-3-8353-3523-3, EUR 32,00., in: Francia-Recensio 2021/3, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2021.3.83596