Dans la foulée du Brexit, de nombreux commercialistes de l’Union européenne ont renforcé les appels pour mettre sur pied une juridiction de commerce européenne susceptible de prendre le relais de la prédominance des juridictions londoniennes. Toute contribution permettant de mieux saisir les trajectoires historiques communes et séparées des contentieux relevant du droit des affaires en Europe est dès lors utile pour se forger une telle affinité culturelle au-delà des systèmes nationaux. L’étude de Thomas Vogl, issue d’une thèse de doctorat défendue en 2020 à l’université d’Augsbourg, offre une analyse minutieuse d’éléments français ayant marqué l’évolution complexe des juridictions commerciales allemandes au fil du XIXe siècle. L’auteur suit une trame chronologique, ce qui implique qu’en raison de l’histoire politique mouvementée des différents territoires allemands, l’évolution des juridictions et leurs emprunts au droit français ont été très différenciés, notamment dans les régions qui subirent au cours de la première moitié du XIXe siècle un véritable perpetuum mobile.
L’étude établit préliminairement un tableau des juridictions commerciales dans quelques territoires du Saint-Empire. À partir des guerres et annexions révolutionnaires et napoléoniennes, l’»époque des Français« (Franzosenzeit), le régime français s’affirma dans les territoires annexés, devenus départements français de la rive gauche du Rhin, puis, avec des aménagements, dans ceux plus au Nord (comprenant des centres commerciaux tels que Brême, Hambourg et Lübeck), ainsi que dans les États satellites du régime napoléonien. La chute du Premier Empire et le congrès de Vienne redéfiniront la carte politique des États souverains constituant la Confédération allemande (»germanique«). La Fédération de l’Allemagne du Nord (Norddeutscher Bund), et ensuite l’Empire allemand, modifièrent à nouveau la carte politique et judiciaire. Dans la tendance générale vers une unification, le code uniforme de droit commercial de 1861 (Allgemeines Deutsches Handelsgesetzbuch, ADHGB) a été un jalon important.
Finalement, c’est la loi sur l’organisation judiciaire de 1877 (Gerichtsverfassungsgesetz, GVG) qui constitue le terminus ad quem de cette étude. La thèse générale de l’auteur consiste à remettre en question l’opinion de Wilhelm Silberschmidt dans son ouvrage »Der Einfluss des fremden Rechts auf die deutsche Gerichtsverfassung in bürgerlichen Rechtsangelegenheiten« (1894), longtemps la référence historiographique par excellence sur la question, selon lequel l’influence française sur les juridictions commerciales allemandes aurait été minime. L’étude de Vogl montre combien il faut nuancer cette appréciation pour toute la période de la fin du XVIIIe siècle jusqu’à l’unification, tout en reconnaissant une érosion de cette influence française au cours de la période étudiée.
On ne s’étonnera pas que le système français ait même fait figure de repoussoir lors des travaux préparatoires au cours des premières années de l’empire allemand fondé sur l’hégémonie prussienne. Pourtant, même au terme de cette étude, la lectrice et le lecteur sont invités à un coup de théâtre final, lorsque l’idée initiale de la commission de la diète visant à éliminer toute juridiction commerciale distincte se heurta à l’opposition au sein du Conseil fédéral et de groupements professionnels de commerçants. Dans ce dernier acte aboutissant à la GVG de 1877, ce débat ouvrit la voie au compromis admettant la création de chambres commerciales auprès des juridictions civiles.
Afin de structurer cette histoire complexe qui se décline pour chaque période par un aperçu de la situation dans différents territoires allemands, l’auteur a appliqué avec une rigueur remarquable une grille d’analyse articulée autour de trois questions: l’organisation et la composition de juridictions spécifiques en matière commerciale, leurs compétences, et le droit de la procédure qui s’y appliquait. Cette grille tripartite est reprise pour chacun des territoires aux différentes époques. Cette approche témoigne d’un esprit de géométrie qui résulte en une cohérence générale dans l’ensemble de l’étude.
Pourtant, on peut se demander si une recherche sur l’influence du droit français n’aurait pu être affinée par une prise en compte d’autres sources que celles du cadre législatif et institutionnel. Ainsi, par exemple, aucune mention n’est faite d’éventuelles références à la doctrine française de l’époque dans les discussions allemandes. De fait, pour une monographie consacrée à l’influence du droit (commercial) français, l’auteur réussit le tour de force de ne citer, ni dans la section sur les juridictions françaises de l’ancien droit, du droit intermédiaire et du code napoléonien (p. 86–107) ni dans la bibliographie générale (p. 297–307), le moindre ouvrage français (exception faite pour les compilations législatives de Duvergier). »In der Beschänkung zeigt sich der Meister«, et la discipline méthodique que s’est imposé l’auteur lui a certainement permis de maîtriser l’enchevêtrement des développements judiciaires antérieurs à leur uniformisation en 1871. Malgré tout, l’évocation des travaux préparatoires de la GVG arrive pour le lecteur comme une bouffée d’air en fin de parcours, car c’est dans cette dernière foulée que l’auteur s’étend un peu plus largement aux débats ouvrant les perspectives vers les considérations d’ordre politique, les initiatives des groupes d’intérêts, et même quelques références à des systèmes étrangers.
L’implantation du système français dans le pays rhénan, puis, moyennant des aménagements, dans les départements dits hanséatiques, devenus territoires prussiens après les guerres napoléoniennes, semble avoir été un facteur important, d’abord dans le maintien et l’adaptation de ce système et son accueil favorable parmi les milieux commerçants au cours des décennies précédant l’unification, puis dans le compromis de la loi de 1877 ayant généralisé le système des chambres commerciales. Dans le fil de cette réception sur la longue durée, la loi de 1877 s’écarta toutefois définitivement à plusieurs égards du système français.
Non seulement les juridictions commerciales étaient-elles intégrées dans l’organisation judiciaire civile, mais cette incorporation s’étendit également à l’application de la procédure civile. En matière de compétences, le critère matériel des »actes de commerce« fut retenu, mais quelque peu restreint par le seuil d’une valeur minimale des litiges pour saisir les juridictions commerciales.
L’influence française telle qu’elle est conçue dans cet ouvrage consiste essentiellement dans la réception d’un système juridictionnel issu du réagencement de fond en comble de la gouvernance étatique introduite par la Révolution française, puis des emprunts et aménagements sélectifs à travers l’histoire politique et judiciaire allemande.
Les débats ayant abouti à loi de 1877 démontrent que les origines françaises de certains aspects de l’organisation judiciaire commerciale en gestation n’avaient pas été entièrement oubliées. En revanche, cette analyse des systèmes juridictionnels ne fait guère ressortir l’avènement d’une culture judiciaire commune, précisément ce que l’appel de notre époque pour un Europäisches Handelsgericht (voir la tribune dans le FAZ du 5 juillet 2018, p. 6) nécessiterait.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Alain Wijffels, Rezension von/compte rendu de: Thomas Vogl, Der Einfluss des französischen Rechts auf die Entwicklung der Handelsgerichtsbarkeit in Deutschland im 19. Jahrhundert, Berlin (Duncker & Humblot) 2021, 311 S. (Schriften zur Rechtsgeschichte, 193), ISBN 978-3-428-18128-5, EUR 79,90., in: Francia-Recensio 2021/3, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2021.3.83598