Quel sujet plus riche et varié que le trésor médiéval, mais aussi plus complexe à traiter dans son ensemble? Dans une version en anglais de l’ouvrage tiré de sa thèse de doctorat (édité en allemand en 2015 et en français en 2016 sous le titre »Trésor, mémoire, merveilles. Les objets des églises au Moyen Âge«), Philippe Cordez, directeur adjoint du Centre allemand d’histoire de l’art (DFK Paris), offre un livre très réussi, relié au format in-4o. Il précise dans ses remerciements le changement du troisième mot du titre anglais, »Nature« ayant remplacé »Wunder« et »merveilles« des versions en allemand et français, en lien avec la troisième partie de l’ouvrage.

Comme le souligne Herbert L. Kessler dans la préface de cette édition, l’ouvrage considère dans leur ensemble les relations entre églises et objets de trésors médiévaux à partir de l'Antiquité. Cette vision à l’échelle européenne complète et renouvelle la tradition française du service des Monuments historiques qui depuis Jean Taralon, et plus récemment avec l’ouvrage »Trésors des cathédrales« de 2018, met en valeur l’histoire des différents trésors et celle de la conservation des objets au cours des âges.

Dans le premier chapitre, »The Imaginary of Treasure«, les origines des trésors sont retracées depuis les temps paléochrétiens, en passant par le testament de Charlemagne qui avait prévu de réserver vingt coffres de ses biens les plus précieux aux archevêchés de son empire. La question des recettes des indulgences examinée en fin de chapitre en appelle sans doute une autre: ne retrouve-t-on pas aussi le salut par les œuvres dans l’accumulation des dons des fidèles dans les trésors d’églises de pèlerinage par l’intermédiaire d’objets de piété, que leur valeur soit faible ou insigne et dont le symbole à l’époque moderne pourrait être le chapelet et le rosaire en différents matériaux1.

Intitulé »Memory and Histories«, le second chapitre montre comment les souvenirs accumulés dans un trésor permettent de dresser le portrait historique de l’institution. On pourrait suggérer de rappeler une évidence avant d’apprécier la démonstration: la memoria des institutions religieuses était avant tout fondée sur les écrits et les archives, en particulier sur les obituaires et les calendriers de célébrations liturgiques, avant d’être incarnée dans des objets.

Ce chapitre est l’occasion pour l’auteur de pointer l’importance des inventaires et étiquettes de reliques, notamment dans le cas prestigieux d’Aix-la-Chapelle dont les inventaires conservés renvoient au noyau constitué par Charlemagne. On suit les moines et archivistes du Moyen Âge dans leur lecture des anciennes étiquettes de reliques avant d’admirer les rares inscriptions monumentales conservées de dédicaces d’autels qui mentionnent la présence de reliques à l’intérieur de ceux-ci, comme sur le pilier de Prüfening en Bavière (XIIe siècle), exemple aussi beau que saisissant avec son alternance de lignes d’argile de couleur rouge-brique et blanche, ou encore dans l’abbatiale cistercienne de Veruela en Aragon (XIIIe siècle).

Le passage sur les constructions mémorielles s’attache ensuite à l’un des objets les plus importants de Lotharingie: le bâton de saint Pierre. Son histoire commence à Metz, évêché privilégié de la dynastie carolingienne, puis passe par Cologne en 953 et pour partie à Trèves vers 980, date de réalisation de l’un des plus beaux reliquaires en émaux cloisonnés sur or (aujourd’hui à Limbourg-sur-la-Lahn). L’auteur met en évidence les contradictions des récits et les enjeux de chacun des trois évêchés lotharingiens.

Après un passage sur la relique du prépuce du Christ de Charroux (Xe–XIIIe siècle), le chapitre se clôt par un focus, original et d’autant plus appréciable, sur les pièces de jeux d’échecs conservées dans les trésors et composant un »Imaginary of Power«, qu’il s’agisse des vingt-sept pièces d’échecs de calcédoine de forme géométrique islamique remployées dans l’ambon d’Aix-la-Chapelle, des pièces de cristal de roche venues enrichir les trésors de cathédrales de l’Empire comme Hildesheim, Münster et Osnabrück, ou encore des jeux d’échecs en ivoire. La matière précieuse du jeu d’échecs est illustrée par l’exemple insolite de l’échiquier lui-même, en jaspe et enluminures sous cristal de roche, qui devint reliure précieuse à Saint-Blaise de Brunswick en 1339 (trésor des Guelfes aujourd’hui au Kunstgewerbemuseum de Berlin).

La troisième et dernière partie, »Marvels and Nature«, concerne les naturalia. Dans de nombreux musées, on a souvent tendance à placer les minéraux et les fossiles en premier dans l’ordre de création, avant les productions de l’artisanat et de l’art. Ici c’est l’intérêt marqué des princes pour ce type de curiosité qui justifie de placer les merveilles de la nature en dernier et ce n’est pas un hasard si Samuel Quiccheberg fut le premier à proposer la classification de naturalia en 1565 comme l’une des catégories de classement intellectuel des collections, en pensant probablement à celles du duc de Bavière.

Mais l’auteur montre qu’en remontant au XIIe siècle, on trouve la notion médiévale de mirabilia, les merveilles de la nature, qui connaît un certain succès en littérature. On peut être surpris de constater que non seulement les cornes d’animaux mais également les œufs d’autruche étaient présents dans les trésors d’églises. Certains étaient même suspendus près de l’autel comme cela semble être le cas pour ces deux types d’objets à la cathédrale de Bayeux. Noix de coco (appelées noix d’Inde au Moyen Âge et attestées au trésor d’Angers avant 1255) et œufs d’autruche servaient de reliquaires dont le bel exemple d’Halberstadt, surmonté d’un pinacle gothique d’orfèvrerie, sert de couverture à l’ouvrage.

Les dents de narval prises pour des cornes de licorne, les »ongles de griffon« qui ont donné lieu aux plus élégants objets de trésor du Moyen Âge, ainsi que les découvertes »d’os de géants« (issus d’animaux préhistoriques) se mêlent durant la fin du Moyen Âge et surtout au XVIe siècle aux crocodiles de Guinée et caïmans rapportés d’Amérique.

Comme dans les versions en allemand et en français, cet ouvrage se distingue par sa maîtrise remarquable et son esprit de synthèse à partir de l’interprétation précise de chacun des dossiers étudiés. Les photographies en pleine page complètent et renforcent le propos. On y distingue chaque détail des objets comme sur les inscriptions des églises (fig. 15 à 17.4) mais aussi celles des objets de petite taille (fig. 24–26). Les lectrices et les lecteurs qui connaissent la version allemande ou française prendront un grand plaisir à relire »Treasury, Memory, Nature« dans sa nouvelle mise en page avec sa bibliographie et ses notes complètes; les autres lectrices et lecteurs pourront, quant à eux, découvrir le propos de ce qui s’impose comme l’ouvrage de référence sur les rapports entre objets précieux et mémoire.

1 Sujet à propos duquel on peut signaler le livre récent de: Philippe Malgouyres, Au fil des perles, la prière comptée. Chapelets et couronnes de prières dans l’Occident chrétien. Préface de Jean-Claude Schmitt, Paris 2017.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Florian Meunier, Rezension von/compte rendu de: Philippe Cordez, Treasure, Memory, Nature. Church Objects in the Middle Ages, London/Turnhout (Harvey Miller) 2020, 276 p., 75 ill. (Studies in Medieval and Early Renaissance Art History), ISBN 978-1-912554-61-4, EUR 90,00., in: Francia-Recensio 2021/3, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2021.3.83601