Cette étude dense, fondée sur une parfaite maîtrise des sources et de la bibliographie, est à la fois une contribution à l’étude du pouvoir princier à la fin du Moyen Âge et un apport à la réflexion portant sur ce pouvoir exercé par une femme. De ce point de vue, elle prend rang à côté des travaux consacrés à Isabelle de Portugal, par Monique Sommé, à Yolande de Flandre, par Michelle Bubenicek, à Mahaut d’Artois, par Christelle Balouzat-Loubet, pour n’en citer que quelques-uns. Le personnage central, ici, est Jeanne, comtesse de Penthièvre (1319–1384), petite-fille du duc Arthur II de Bretagne, fille de Guy de Bretagne et de Jeanne d’Avaugour, et épouse de Charles de Blois. Cette princesse, qui fut un des personnages centraux de la guerre de succession de Bretagne (1341–1365), dut lutter contre le parti de Montfort, et assumer seule le pouvoir, d’abord entre 1347 et 1356, période au cours de laquelle son mari fut détenu après sa capture à La Roche-Derrien, puis de nouveau après la mort de Charles, tué lors de la bataille d’Auray (29 septembre 1364).

Dans une introduction solide, l’auteur établit d’abord un bilan historiographique: présentant en premier lieu les travaux portant sur l’exercice du pouvoir au sein d’un couple royal, elle s’intéresse ensuite aux études centrées sur les rapports hiérarchiques et politiques au sein de la noblesse. Ces développements la conduisent à poser la question de la nature du pouvoir princier en soulignant qu’une monographie telle que celle qu’elle consacre à Jeanne de Penthièvre renforce la compréhension que l’on peut avoir du phénomène. Un autre thème historiographique abordé est celui du contexte et du rôle que la princesse Jeanne a pu jouer dans la guerre de succession de Bretagne. L’introduction comporte également une présentation critique des sources dans laquelle une place est réservée à l’apport déterminant des travaux de Michael Jones: ses éditions de textes, en particulier, permettent d’avoir une vue d’ensemble de l’activité normative de Jeanne de Penthièvre et de son époux et d’avoir aussi une vision claire de la production et de l’organisation de leur chancellerie.

Après cet indispensable exposé général induit par le thème central de sa réflexion, l’auteur traite son sujet selon un plan thématique. En ouverture, elle s’intéresse à la carrière de Jeanne de Penthièvre en rappelant d’abord ses origines familiales et ses alliances lignagères; elle évoque ensuite un héritage territorial dont une partie se situait au duché de Bretagne, notamment, au nord, le comté de Penthièvre, et une autre partie était constituée par la vicomté de Limoges. À cet ensemble principal s’ajoutaient des possessions dans la région de Paris et des résidences urbaines dans la ville. Jeanne fut également, par son mariage, dame de Guise. Ce vaste ensemble de terres et de seigneuries fut à la fois une force, mais aussi une faiblesse dans une période marquée par la guerre anglaise et la guerre civile.

La guerre de succession de Bretagne constitue, naturellement, un élément central dans la vie et la carrière de la comtesse de Penthièvre. Erika Graham-Goering expose avec beaucoup de pertinence et de clarté la question des droits de Jeanne face aux revendications du comte de Montfort et retrace de façon synthétique les différentes étapes du conflit en montrant la progressive implication personnelle de la princesse dans l’exercice du pouvoir, une implication fortement conditionnée par l’évolution du conflit et par la destinée de Charles de Blois. Après la mort de ce dernier s’ouvre un temps marqué non seulement par des négociations et par la conclusion des deux traités de Guérande (1365 et 1381), mais aussi par les vaines tentatives faites par Jeanne pour rétablir la situation de sa Maison dans le duché de Bretagne.

Durant les quarante années qui s’écoulent entre le début de la guerre civile et la mort de la comtesse, cette dernière a agi non pas seulement en tant que fille, épouse, mère ou veuve, mais véritablement en tant que princesse exerçant un pouvoir seigneurial et princier. La conception qu’elle se faisait de son pouvoir peut être étudiée à travers les documents produits par sa chancellerie. Le langage des actes, les mentions liées à des réalités juridiques et politiques – ainsi l’autorisation maritale dans les actes donnés conjointement par Charles et Jeanne – les formules propres à certaines lettres patentes ou aux échanges entre princes sont de ce point de vue très révélateurs. Le vocabulaire employé, par-delà son caractère stéréotypé, montre clairement les rapports hiérarchiques ainsi que la nature complexe du pouvoir seigneurial.

Les sources documentaires, normatives ou comptables, lorsqu’elles sont conservées, fournissent aussi à Erika Graham-Goering l’occasion d’analyser la gestion du domaine de Jeanne, bien que pour l’évaluation des revenus, l’auteur soit réduite à émettre des hypothèses à partir de témoignages imprécis. Certains actes permettent au moins de préciser comment la comtesse de Penthièvre et son époux agissaient soit séparément soit conjointement dans le cadre d’une gestion partagée. Cette approche administrative et économique permet du reste de mieux saisir ce qui était de la responsabilité de la princesse – ainsi lors de donations faites à son mari de possessions venues à elle par la succession du duché de Bretagne et par héritage de la famille d’Avaugour. L’exemple de ce couple est une bonne illustration du phénomène de partage de pouvoirs et de responsabilités au sein de l’élite nobiliaire en France au XIVe siècle.

L’action de la comtesse de Penthièvre ne pouvait se concevoir sans l’aide d’un personnel à la fois politique et domestique. Un chapitre entier est consacré à la question: l’origine géographique des conseillers, officiers et serviteurs, les carrières, les relations administratives et personnelles avec le couple princier sont tour à tour étudiées et analysées. La politique de fidélisation des hommes et de récompense des services rendus est également abordée. L’approche donne une vue d’ensemble d’une petite société politique fortement hiérarchisée dont les membres entretenaient des rapports différenciés avec le prince.

La pratique effective du pouvoir, s’agissant d’une femme, n’était pas, au XIVe siècle, sans poser des problèmes d’ordre à la fois théorique et pratique. Le pouvoir princier impliquait des attributions judiciaires et militaires et l’on pouvait mettre en doute la capacité d’une femme à les exercer. Si on ne dispose pas d’exemple d’exercice, par Jeanne de Penthièvre, de la justice retenue, en revanche dans ses actes on constate que la justice déléguée a pu être rendue en son nom seul; par ailleurs, cette princesse était destinatrice de suppliques et de requêtes auxquelles elle répondait et on sait qu’en tant que vicomtesse de Limoges elle a octroyé des lettres de grâce. Sur le plan des responsabilités militaires, on sait aussi que la princesse a pu agir dans le cadre de mesures de mise en défense ou de préparation des opérations de guerre.

Elle est aussi intervenue dans le domaine diplomatique, par exemple dans les négociations entre France et Angleterre durant la captivité de Charles de Blois. À la lumière de l’exemple de Jeanne, il apparaît que si l’on peut appliquer à son cas, en partie, la problématique du »genre«, il faut dépasser ce schéma pour constater, dans la pratique, le recours au partage des rôles et du pouvoir et à la subsidiarité – qui n’est pas la subordination.

Après avoir analysé la pratique du pouvoir au sein du couple princier, E. Graham-Goring centre sa réflexion sur ce que la querelle de succession entre Penthièvre et Montfort révèle du choc des arguments juridiques et du pragmatisme lié au recours aux principes tirés de coutumes opposées. Le conflit, développé d’abord sur le plan juridique, montre des conceptions divergentes du droit successoral, de l’exercice du pouvoir par les femmes et même de la nature des relations sociales à l’intérieur du groupe nobiliaire. Le débat, dont la teneur fut largement connue et diffusée après 1341 – notamment à travers le »Songe du vergier«, dont le succès n’est plus à démontrer –, a sans doute durablement influencé et nourri le discours portant sur les successions féminines et sur les responsabilités politiques et institutionnelles des femmes nobles.

L’ultime question qui se pose est celle de la légitimation du pouvoir princier. Jeanne de Penthièvre a dû faire face à des contestations exprimées tant en droit que dans les faits. Les arguments du parti de Montfort ne furent pas les seuls puisqu’en 1378, les conseillers du roi Charles V les reprirent à leur compte pour justifier la confiscation du duché de Bretagne sur Jean IV et s’opposer à la tentative de restauration de la Maison de Penthièvre. La comtesse, face à ses adversaires, utilisa tous les moyens de légitimation qu'il lui était possible d’employer: la parenté et l’hérédité étaient essentielles; le rappel de l’existence des liens du sang passait par la création et l’entretien d’une memoria familiale notamment par des fondations funéraires et des donations pieuses.

La célébration d’une généalogie prestigieuse et l’évocation d’alliances royales allaient de pair avec le dénigrement du lignage des Montfort. Le cérémonial de l’investiture et de l’hommage joua également un rôle non négligeable dans ce processus de légitimation. Important aussi fut le contenu des actes par lesquels Charles et Jeanne ont voulu montrer qu’ils exerçaient en Bretagne le pouvoir ducal, par exemple en octroyant leur sauvegarde à des établissements religieux du duché.

Sur le plan sigillographique il est aussi intéressant de constater que les deux époux utilisèrent des sceaux portant un décor principalement héraldique, celui que Jeanne employa après 1364 portait la traduction héraldique de sa titulature et de l’étendue de son emprise territoriale. Devenue veuve et seule détentrice du pouvoir, la comtesse eut besoin d’affirmer sa légitimité dans une situation marquée par l’affaiblissement de sa position politique. Dans son entreprise de relèvement, la tentative faite pour obtenir la canonisation de Charles de Blois est évidemment aussi à replacer dans ce contexte.

En conclusion, ce travail est doublement intéressant puisque Erika Graham-Goering comble une lacune bibliographique en offrant à ses lecteurs une monographie consacrée à une femme de pouvoir quelque peu marginalisée par l’historiographie et en fournissant en même temps des clés pour mieux comprendre le fonctionnement des institutions princières et seigneuriales et de la société politique du XIVe siècle.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Bertrand Schnerb, Rezension von/compte rendu de: Erika Graham-Goering, Princely Power in Late Medieval France. Jeanne de Penthièvre and the War for Brittany, Cambridge (Cambridge University Press) 2020, XIV–288 p., 9 b/w tab. 4 maps, 5 b/w ill. (Cambridge Studies in Medieval Life and Thought. Fourth Series, 117), ISBN 978-1-108-48909-6, GBP 74,99., in: Francia-Recensio 2021/3, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2021.3.83609