Katrin Kogman-Appel offre une somme sur Elisha ben Abraham Cresques, à qui est attribué l’»Atlas catalan« conservé à la Bibliothèque nationale de France, grâce à l’accès (limité) qui lui a été accordé au ms. »Farhi«, détenu en mains privées en Israël (pourtant des publications ou une édition en augmenteraient la valeur). Elle a divisé son livre en huit chapitres, le premier étant consacré en gros à la vie d’Elisha Cresques et aux sources, le deuxième à ses manuscrits et les six autres à l’»Atlas catalan«, appelé ici »Ecumene Chart«, expression curieuse car »chart« est »carte nautique«, alors que l’»Atlas catalan« est un hybride entre une carte nautique et une carte du monde connu.
Le titre du premier chapitre, »Book Art for Jewish Patrons – Charts for the Court« (p. 25–59) résume bien la production d’Elisha Cresques, bien que les cartes ne soient qu’attribuées (par absence de signature). Elisha Cresques est né dans une famille de rabbins (son grand-père, son père) de Majorque, ce qui lui a permis de recevoir une bonne éducation et il est devenu scribe de sa synagogue en 1361; il est entré au service du roi sans doute dans les années 1350. Sans doute aussi que Vidal, enlumineur à la cour royale en 1341, était son frère, et Astruch, un cartographe mentionné entre 1375 et 1380, son cousin. Il s’est marié dans les années 1350 et a eu trois enfants, dont un fils Jafudà, qui lui succéda comme cartographe, et une fille Astruga; il a testé en 1375 (à l’occasion d’une maladie?), mais n’est mort qu’en 1387. Lui sont donc attribués l’»Atlas catalan«, le ms. Farhi (commencé en 1366 et terminé en 1382: il contient 1056 pages, contenant une Bible et d’autres textes en rapport avec la religion), et cinq cartes portulans (plus exactement cartes nautiques, mais qui n’étaient pas destinées à des marins).
L’objet du deuxième chapitre, »Collecting Books« (p. 61–92), est la collection de livres qu’il a exploitée pour composer le ms. Farhi. On sait qu’il a été impliqué dans la vente des 156 livres du savant religieux et médecin Lleó Judah Mosconi à Majorque en 1375, et qu’avec son fils il en a acheté neuf, sur la religion et la philosophie juives. Elisha Cresques était intéressé dans l’exégèse biblique (Midrash), la langue et la grammaire (Massorah), l’histoire, le calendrier, la cosmologie, ces derniers thèmes se retrouvant dans les premiers feuillets de l’»Atlas catalan«.
Dans le troisième chapitre, »Visualizing the Ecumene at Large« (p. 93–131), Katrin Kogman-Appel rappelle l’histoire de la cartographie médiévale et se penche plus particulièrement sur la représentation oblongue de l’œkoumène (en fait du monde connu entre les 10e et 60e parallèles Nord pour l’»Atlas catalan«). Après la conception d’une telle figuration, il fallait visualiser l’œkoumène: Elisha Cresques a pu se servir de l’ouvrage d’al-Idrisi (mi-XIIe s.) et des cartes de Pietro Vesconte (fl. 1311–1327), ainsi que des lignes de la rose des vents et des climata de la géographie arabe. Dans le quatrième chapitre, »Filling the Details« (p. 133–164), Katrin Kogman-Appel reconstitue la réalisation de la carte avec la localisation des lieux sur les quatre feuilles de parchemin (65 x 50cm) et, avant de les étudier en détail, jette un regard circulaire sur les différentes régions.
Elle aborde celles-ci dans les chapitres suivant selon une approche que l’on pourrait qualifier de culturelle (au sens large) – qu’elle qualifie de »sémiotique« – et aussi politique. Ainsi le court cinquième chapitre, »Political Space Between the Baltic Sea, the Atlantic and the Mediterranean« (p. 165–180) est consacré à l’Europe et à la Couronne d’Aragon. Dans le sixième chapitre, »Imagining Islam in Africa and the Middle East« (p. 181–218), Katrin Kogman-Appel s’intéresse aux portraits (plutôt représentations) des souverains, au regard européen sur l’Islam, aux territoires musulmans (Grenade, Maghreb, Afrique noire musulmane, sultanat mamelouk d’Égypte et de Syrie, Arabie, début de l’empire ottoman), à la culture islamique comme un espace familier, enfin au regard juif sur l’Islam.
Le septième chapitre, »The Mongol Khanates« (p. 219–235) est l’occasion de rappeler les images de l’Asie diffusées depuis les premiers voyages à la cour du grand khan mongol. Enfin, dans le huitième chapitre, »Mythical Space: Past and Future« (p. 237–280), Katrin Kogman-Appel ajoute les dimensions religieuses et eschatologiques: la transformation de l’espace du pèlerinage chrétien, les peuples enfermés de Gog et Magog, les tribus juives au-delà du Sambatyon, les lettres hébraïques du Prêtre Jean, l’Antéchrist ou le roi Daniel.
Dans une courte conclusion, »Epilogue« (p. 281–284), elle donne un jugement sur l’œuvre d’Elisha Cresques. Suivent des appendices: la transcription de textes hébreux – l’on peut fortement regretter l’absence de traduction (il n’y a que deux pages), notamment pour le colophon du ms. Farhi, qui contient des données autobiographiques –, des listes de termes que l’on trouve en catalan dans l’»Atlas« et en hébreu dans le ms. Farhi, d’autres de correspondances de toponymes de l’»Atlas« avec ceux des géographies arabes (principalement al-Idrisi), une copieuse bibliographie (p. 299–340), un index des manuscrits et des cartes, des noms de lieu, de personne et de matière, enfin un riche recueil de reproductions.
Avec son livre sur Elisha ben Abraham Cresques, Katrin Kogman-Appel a réussi la difficile gageure de recréer le milieu intellectuel et religieux de ce juif de Majorque, homme religieux, homme de cour, savant, calligraphe, enlumineur, cartographe, et au-delà de lui de tout un monde soumis à des influences non seulement juives, mais aussi chrétiennes et musulmanes, qui lui ont permis de réaliser ces œuvres qui nous étonnent encore.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Jacques Paviot, Rezension von/compte rendu de: Katrin Kogman-Appel, Catalan Maps and Jewish Books. The Intellectual Profile of Elisha ben Abraham Cresques (1325–1387), Turnhout (Brepols) 2020, 358 p., 122 col. ill. (Terrarum Orbis, 15), ISBN 978-2-503-58548-2, EUR 125,00., in: Francia-Recensio 2021/3, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2021.3.83620