Le manuscrit français 1116 de la Bibliothèque nationale de France, ici publié, est le seul exemplaire conservé de la version franco-italienne du livre que Marco Polo a dicté en 1298–1299, dans sa prison de Gênes, à Rustichello de Pise, la trace la plus sûre de l’original. Riche d’italianismes et d’alternances codiques (code-switching), le franco-italien n’est pas ici seulement le reflet des parlers de la Syrie franque et des Échelles de Grèce et d’Anatolie; c’est une langue littéraire imparfaite et dynamique en train de se créer.

L’introduction rappelle le contexte des conquêtes mongoles et des guerres internes entre les princes héritiers de Gengis Khân, le voyage du père et de l’oncle de Marco jusqu’à la cour du Grand Khân Khoubilaï et leur second voyage accompagné de leur neveu, de 1271 à 1295. Ils entrent dans le corps des officiers civils de l’Empire composé de chrétiens et de musulmans et Marco, distingué pour ses talents d’observation, y joue le rôle de messager, d’ambassadeur et de gouverneur de Yang Zhou.

Le livre n’est pas un récit de voyage: seuls les 19 premiers chapitres, sur 232, rapportent les longs et difficiles déplacements de Polo. Ensuite, c’est un manuel de géographie qui décrit méthodiquement et »par ordre« les pays d’Asie centrale, les provinces de la Chine, l’Insulinde et l’Inde, jusqu’à l’Éthiopie, en suivant un modèle de fiche: distances, religion, langue, statut politique, coutumes funéraires, monnaie, commerce et artisanat, ressources alimentaires, gibier. L’information est sûre et les nombreuses notes corroborent la précision et la justesse des observations de Polo, en fournissant à l’occasion les dates et en dissipant quelques confusions (ainsi entre brahmanes et banyâns). Polo intègre des renseignements de deuxième main, mais très peu de »merveilles«, qu’il critique d’ailleurs au prisme de la raison: ainsi, la salamandre n’est pas un animal, mais un métal, l’amiante, et le griffon un aigle aux dimensions immenses. Sa curiosité est infinie: il voit et décrit le yack, la girafe, le zébu, le pétrole lampant, le charbon de terre, l’arbre à pain.

Le récit enchâsse des récits historiques et des anecdotes; certaines deviendront des classiques, le rubis du roi de Ceylan, les enchantements qui protègent des requins les pêcheurs de perles, les pièges que tendent les esprits dans le désert. Des groupes de chapitres rapportent et magnifient les conquêtes mongoles en Birmanie, en Chine du sud, au Japon, les guerres internes à la Horde d’or; d’autres passages relatent la vie du Buddha, la construction des jonques et le gouvernement du Grand Khân, ou encore l’épisode du »Vieux de la Montagne«, ou celui de »Rois mages de Savah«.

De chapitre en chapitre, on peut suivre les curiosités de Polo: les pratiques funéraires sont un fil rouge, depuis le satî des épouses, le sacrifice volontaire des nobles qui suit la mort du prince indien et le suicide expiatoire des criminels jusqu’à la nécrophagie rituelle du Tibet et de l’Indonésie et jusqu’à l’anthropophagie des aborigènes du Fujian chinois et des Batak de Sumatra. La collecte des pratiques matrimoniales singulières ouvre la voie à une anthropologie de la famille: mariage temporaire en Mongolie, hospitalité sexuelle au Tibet, dépucelage des jeunes filles confié à des étrangers, couvade du Yunnan, mariage entre enfants morts pour sceller l’alliance de deux clans.

La religion n’est pas approfondie, l’islam réduit à son versant guerrier et le bouddhisme, à travers l’idolâtrie, rejeté vers la diabolicité. Mais une sympathie anime des passages sur les Brahmanes, les yogis, les danseuses rituelles (devadasi). Marco Polo, en revanche, rapporte une brassée de »miracles de frontière« qui montrent la dilection de Dieu pour les chrétiens menacés, à la cour du Khân, en Arménie, à Bagdad, à Samarcande. L’intervention divine écarte généralement le danger; elle peut permettre aussi de suivre les prescriptions du Carême. Et Polo signale de ville en ville la présence de nestoriens, d’Alains, mercenaires chrétiens caucasiens au service du Khân, et de chrétiens de saint Thomas en Inde.

La production de beaux tissus, d’épices, de produits médicinaux, soigneusement signalée, rappellent la formation de marchand qu’a reçue Polo, comme le souci de décrire partout la monnaie et son étalon, l’or généralement, mais aussi le papier-monnaie du Grand Khân, le sel au Tibet, les cauris au Yunnan. Polo décrit à l’occasion l’alimentation, viande, gibier, partout abondant. Point de surprise qu’il ne cite pas les baguettes: le milieu turco-mongol mange des viandes grillées avec ses mains.

On peut regretter quelques fautes d’orthographe (en particulier p. 770 »Atlante« pour Atalante, p. 688 »Commène« pour Comnène) et quelques notes inutiles ou touristiques (sur la couvade basque, les postes françaises, les curiosités de Xi’an et de Hangzhou, mais Polo lui-même aimait décrire les ponts, les palais, les lacs et les maisons de villégiature démontables de l’élite mongole). On proposera quelques corrections: les Sarrasins de Lituanie, à la note 688, sont simplement les païens, encore majoritaires; le tailloir, à la note 559, n’est pas la seule tranche de pain, mais une assiette plate.

Cette édition vient s’ajouter au bouquet des œuvres en franco-italien, encore peu fourni, et sera donc très utile pour la recherche littéraire et linguistique. Les notes synthétisent les recherches récentes et permettent de construire commodément une géographie de la Chine mongole et de ses vassaux. Les perspectives que suggèrent notes et introduction ouvriront enfin au lecteur l’histoire du monde mongol.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Henri Bresc, Rezension von/compte rendu de: Marco Polo, Le Devisement du monde. Version franco-italienne. Édition et traduction par Joël Blanchard et Michel Quereuil, avec la collaboration de Thomas Tanase, Genève (Librairie Droz) 2018, LXVI–800 p., nombr. ill. et cartes (Texte courant, 8), ISBN 978-2-600-05900-8, EUR 18,80., in: Francia-Recensio 2021/3, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2021.3.83636