Cet ouvrage est la version publiée et remaniée d’une thèse de doctorat soutenue à l’université d’Utrecht en 2016 dans le cadre du projet Marginal Scholarship: the Practice of Learning in the Early Middle Ages dirigé par Mariken Teeuwen. Evina Steinová livre une étude remarquable des notae dans l’Occident altomédiéval, qu’elle définit comme »des signes graphiques discrets, atextuels, insérés à proximité du texte manuscrit afin de transmettre une méta-information à son sujet« (»discrete, atextual, graphic signs that are inserted next to the manuscript text to convey meta-information about it«, p. 17). Ces signes ont six fonctions: signaler une omission, une citation, attirer l’attention, structurer le texte, marquer un passage. Elle exclut donc de son champ d’étude la ponctuation, les signes liturgiques ou poétiques par ailleurs étudiés par d’autres (p. 22–23).

Si l’étude des signes d’annotation connaît un certain dynamisme pour l’Antiquité et l’Antiquité tardive, leur utilisation pour la période médiévale était jusqu’alors mal connue en dehors de quelques études ponctuelles, notamment d’Elias Avery Lowe. Le livre d’Evina Steinová vient donc combler cette lacune. Comme le démontre efficacement l’autrice, loin de disparaître au haut Moyen Âge, l’usage des signes d’annotation dans les manuscrits s’est intensifié dans la période et enrichi de nouvelles fonctions, notamment érudites ou savantes en lien avec l’essor de la production manuscrite et le renouveau intellectuel traditionnellement connu comme la renaissance carolingienne.

L’autrice note de manière tout à fait intéressante que les usages et conventions alors mis en place perdurent au moins jusqu’à la première moitié du XIe siècle, qui constitue un tournant de l’histoire culturelle à plus d’un titre avant la renaissance du XIIe siècle. Embrassant un spectre chronologique large, de l’Antiquité tardive au haut Moyen Âge, la recherche a été menée sur des manuscrits provenant de l’ensemble de l’Occident latin – des îles Britanniques à la péninsule italique – bien que les données soient inégales en fonction des espaces concernés (peu de manuscrits wisigothiques annotés conservés pour l’Antiquité tardive par exemple).

L’ouvrage est découpé en six chapitres thématiques. En s’appuyant sur la bibliographie existante, le premier chapitre constitue un tableau de la pratique de l’annotation entre le IIIe siècle av. J. C. et le VIe siècle. L’autrice en souligne deux moments clefs: l’école d’Alexandrie et l’établissement de la critique textuelle; l’époque patristique et le développement de la critique doctrinale. Ce premier chapitre met en place une distinction structurante au cours de l’ouvrage, celle opposant doxa et praxis: le discours théorique sur la pratique de l’annotation pouvant être complètement détaché des usages réels dont témoignent les marges des manuscrits.

L’étude de la transmission de cette doxa est au cœur du chapitre deux, centré sur le traité identifié comme le plus courant au haut Moyen Âge: un texte anonyme décrivant 21 signes d’annotation. Non conservé en tant que tel, le traité a circulé à travers plusieurs versions que l’autrice est parvenue à identifier en retrouvant le même regroupement de 21 signes. Elle en reconstitue l’histoire et la circulation en s’appuyant notamment sur les indices livrés par les paratextes (sous-titres, ordre des paragraphes, etc.). Selon l’hypothèse ici développée, le traité pourrait avoir été transmis de Vivarium à Isidore de Séville, qui l’utilise comme source dans son »De notis sententiarum« (étymologies), lui-même devenant le vecteur de transmission privilégié du traité aux lettrés carolingiens.

Le chapitre trois poursuit l’examen de cette »doxa héritée« (»inherited doxa«, p. 94) par l’examen d’autres traités sur les signes d’annotation et les manuscrits les contenant. La conservation de ces matériaux anciens n’est pas synonyme de reproduction aveugle: de nouveaux signes ou de nouveaux usages furent mis en place par les lettrés carolingiens.

Ceux-ci font l’objet du chapitre quatre. L’autrice distingue trois fonctions principales dans le renouveau qui caractérise alors la pratique érudite de l’annotation: la critique textuelle des Écritures, la critique textuelle de textes non bibliques, et enfin la critique doctrinale. Cette praxis s’appuie sur une doxa renouvelée, portée par une communauté d’utilisateurs savants, un groupe d’intellectuels bien identifiable partageant une formation et des pratiques culturelles communes (p. 125) à la différence des communautés d’utilisateurs diverses qui caractérisait la pratique antique.

De fait, comme le souligne le chapitre cinq, l’inclusion de l’annotation dans les programmes scolaires à l’époque carolingienne a contribué à généraliser son usage parmi les élites lettrées tout en générant une forme d’annotation spécifique, différente de la praxis étudiée dans le chapitre précédent.

Le sixième et dernier chapitre offre enfin une appréciation quantitative de l’évolution des signes utilisés par les copistes de l’Antiquité tardive au IXe siècle à partir de deux corpus: les descriptions de manuscrits des »Codices Latini Antiquiores« d’E. A. Lowe et un corpus spécifique, étudié de manière exhaustive, les manuscrits carolingiens bavarois (152 témoins). Ces derniers révèlent une pratique de l’annotation courante, dans des manuscrits annotés de manière plutôt légère (la norme s’établit à un quart de leur page environ, p. 181), à l’aide de quatre ou cinq signes en moyenne. Les textes les plus couramment annotés sont exégétiques. L’annotation a pu être ponctuelle (»casual«) ou programmée (»programmatic«); sa pratique érudite, étudiée dans le chapitre quatre, représente en revanche un phénomène marginal.

La circulation à travers l’ouvrage est facilitée par la présence de trois index (manuscrits; auteurs et textes annotés par des signes; utilisateurs des signes d’annotation connus). La démonstration s’appuie sur un certain nombre de données collectées dans la thèse non publiée et partiellement reproduites dans trois annexes: un descriptif et un historique des signes majeurs d’annotation utilisés au haut Moyen Âge, accompagné d’un arbre des possibles permettant d’identifier un signe (p. 224); l’édition des principaux traités latins sur les signes entre le VIIIe siècle et le XIe siècle; enfin, un tableau des signes d’annotation utilisés dans le corpus des manuscrits bavarois analysés au cours du développement avec des reproductions en noir et blanc de bonne qualité.

Loin de se limiter à être la première étude précise des signes d’annotation dans les manuscrits médiévaux, l’ouvrage d’Evina Steinová est une contribution remarquable à l’histoire du livre, des pratiques intellectuelles des copistes et des lecteurs. Tout au long du développement, l’autrice sait mettre en perspective son objet d’étude et montrer ce que celui-ci peut apporter à l’histoire culturelle et intellectuelle de l’Occident, qu’il s’agisse de contribuer au débat sur le rôle des annotations comme indice d’un manuscrit scolaire (»schoolbook«, p. 128), de préciser la réception des étymologies ou encore de comprendre à partir du Psautier gallican le projet de critique textuelle des lettrés carolingiens (p. 101–112).

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Gaelle Bosseman, Rezension von/compte rendu de: Evina Steinová, Notam superponere studui. The Use of Annotation Symbols in the Early Middle Ages, Turnhout (Brepols) 2019, 301 p., 15 b/w tabl. (Bibliologia, 52), ISBN 978-2-503-58170-5, EUR 90,00., in: Francia-Recensio 2021/3, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2021.3.83639