Issu d’une thèse de doctorat primée par la Società italiana degli storici medievisti (SISMED), l’ouvrage de Giulia Zornetta revisite l’histoire du duché lombard de Bénévent, devenu principauté en réaction à la conquête carolingienne de l’Italie en 774, à l’aune de la »conflictualité« et de la »compétition«. Cette clé de lecture, largement exploitée par l’historiographie récente et moins récente, s’applique bien en une région où la vie politique puise par ailleurs son ressort dans la dimension périphérique ou »décentrée«: périphérie du duché par rapport au royaume lombard, de la principauté par rapport au royaume franc, périphérie vis-à-vis du pouvoir byzantin, à quoi s’ajoutent la proximité avec la puissance pontificale toujours soucieuse de ne pas voir se constituer à ses portes une alliance trop forte entre Bénévent et le Nord, et les relations changeantes avec l’islam.

La progression, chronologique, est guidée par les grands moments de la vie politique locale. Jusqu’en 774, le duché est en position largement autonome, tout en entretenant des relations suivies avec la cour de Pavie par le biais des mariages des ducs avec des représentantes de l’aristocratie du royaume, jusque dans la famille royale. La récurrence même de ces unions, dont la dernière fut l’alliance entre Arechis II (758–787) et la fille du roi Didier Adelperga, est en soi un indice de la reconnaissance du statut particulier du duché, traité comme une entité indépendante. Dans les années 740–760, juste après le rétablissement de la dynastie en place depuis le VIIe siècle mais dont le pouvoir avait été interrompu durant une décennie, les sources judiciaires sont un bon observatoire de la relation qu’entretient le duc avec les élites locales.

L’institution est alors fortement centrée sur la personne ducale, ce qui reflète le rôle polarisant de la capitale. Les plaids se tiennent au palais ou sur une terre fiscale et le duc-juge paraît exercer un monopole, jusque dans les débats, sur la résolution des conflits, tout au moins de ceux impliquant les intérêts de l’Église, monastique ou séculière. Le fait que dans chaque conflit étudié soient en jeu des biens issus de la libéralité ducale dans les générations précédentes mène certes à tempérer cette idée d’exclusivité, puisqu’on ne sait rien des autres affaires. Il n’empêche qu’il y a là une situation originale par rapport à ce qu’on connaît du duché voisin de Spolète et du reste du royaume.

L’absence de notices de plaid entre 764 et la fin du IXe siècle – l’existence même de cette lacune prolongée, alors même que les autres sources sont plutôt abondantes, aurait pu être mise en question –, oblige à changer de point de vue documentaire pour les chapitres suivants. Vient d’abord l’établissement du régime carolingien, vis-à-vis duquel le duché devait se positionner. Tout paraît alors déterminé par cet enjeu extérieur, qui paraît avoir aussi durablement désamorcé les tensions de la vie politique intérieure. De dux de la gens des Lombards, Arechis devient en 774 princeps gentis Langobardorum: un titre dans lequel il faudrait moins voir l’expression d’un défi ouvert envers le nouveau maître du royaume que la volonté d’affirmer un pouvoir régional selon un lexique institutionnel éprouvé sans aller jusqu’à se dire roi.

Bien des initiatives d’Arechis furent du reste dans la continuité des manifestations propres au pouvoir autonome qui était déjà le sien, comme les translations de reliques, la promotion des fondations religieuses (Sainte-Sophie en premier lieu, dont Giulia Zornetta est toutefois attentive à ne pas surestimer l’importance) et les constructions ou restaurations palatiales à Bénévent et Salerne. Longtemps Charlemagne les ignora, faute de pouvoir ou de vouloir imposer ses vues sur un terrain qu’il était peut-être préférable de ménager face d’une part aux ambitions pontificales déclarées, d’autre part au risque d’une conjonction d’intérêts toujours possible entre Bénévent et Byzance.

Il faut attendre 787 et la succession négociée de Grimoald à la tête de la principauté pour voir les signes concrets d’une soumission, si éphémère fût-elle, dans la frappe monétaire et l’introduction du nom du souverain franc dans les diplômes. Moins immédiatement visible mais non moins réelle fut la compétition sur le terrain monastique (Saint-Benoît du Mont-Cassin, Saint-Vincent au Volturne), objet de la générosité des uns et des autres mais aussi siège de factions opposées, spécialement à Saint-Vincent au Volturne.

La disparition de Grimoald III en 806 ouvre un nouveau chapitre, plus instable sur le plan dynastique et qui remet en pleine lumière l’aristocratie locale, alors que Bénévent, passées les tensions avec les Carolingiens, semble s’installer dans une position seconde, celle d’une »province« sans autres enjeux que ceux de ses rivalités internes. En l’absence d’une légitimité de sang, l’homme fort du premier tiers du IXe siècle, Sicon (817–832), est absorbé dans les jeux d’alliance matrimoniale avec les élites régionales et ne peut faire autrement que de leur donner une place importante au palais, dont l’un des principaux bénéficiaires fut le thesaurarius Roffrit.

Cependant, ni Sicon ni son fils Sicard (832–839) ne semblent avoir eu les moyens de soutenir dans la durée la générosité susceptible de leur assurer la fidélité des officiers. Le besoin de mieux sélectionner leurs protégés, l’érosion probable ou la moindre disponibilité immédiate des ressources fiscales conduisent à des situations d’agressivité: à l’intérieur vis-à-vis des monastères détenteurs des largesses ducales passées, à l’extérieur contre Naples, dont les débouchés commerciaux auraient été susceptibles de fournir des entrées supplémentaires. À défaut de pouvoir vraiment s’imposer face aux uns et autres, les vols et translations de reliques au profit de Bénévent, à commencer par celles de saint Janvier, vinrent renforcer le capital sacré de la capitale, spécialement au profit de la cathédrale, plutôt qu’à Sainte-Sophie.

Le conflit de succession des années 840 est l’occasion de décrire les réseaux sur lesquels s’appuyèrent Siconolf d’un côté, Radelchis de l’autre, et de souligner la manière dont Siconolf sut se hisser au-dessus des enjeux purement locaux par son alliance matrimoniale avec Spolète. Mais l’épisode fournit aussi aux Carolingiens l’occasion d’intervenir à nouveau. À partir de 847, Louis II ne mena pas moins de cinq expéditions vers le sud, jusqu’à s’installer de manière permanente dans la principauté (866–871). Le pactum divisionis de 848/849 entre Bénévent et Salerne réaffirmait le statut »extraterritorial« du Mont-Cassin et de Saint-Vincent au Volturne, partageait les ressources fiscales, envisageait la mobilisation conjointe des armées des deux anciens adversaires, selon toute probabilité contre les Sarrasins, à la demande de l’empereur. La vingtaine d’années qui suit, sur laquelle se termine le volume, est celle des campagnes militaires, des humiliations successives et réciproques, des manifestations d’ordre idéologique et symbolique d’ordre législatif – les novelles d’Adelchis en 866 font à la fois écho à celle d’Arechis II et riposte préventive devant l’expédition franque annoncée – et monétaire. De périphérie, le duché diminué de moitié est devenu frontière de l’Empire, contre l’émirat de Bari et face à Byzance, jusqu’à ce que la captivité de Louis II, à l’été 871, ne mette fin aux prétentions carolingiennes et ne ramène Bénévent à des horizons décidément réduits. La relève viendra de Capoue.

L’histoire de Bénévent aux VIIIe–IXe siècles, particulièrement touffue, a parfois de quoi décourager plus d’un. Elle est de ce fait assez peu pratiquée. Le livre réussit à tenir l’équilibre entre le récit obligé des péripéties régionales et les échappées thématiques. Dense et informé, il présente la double qualité d’offrir une scansion chronologique convaincante et de mobiliser les acquis de l’historiographie récente, tout en variant les points de vue de manière efficace: de quoi en faire l’instrument de référence des prochaines années pour qui veut s’aventurer sur ces terres.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

François Bougard, Rezension von/compte rendu de: Giulia Zornetta, Italia meridionale longobarda. Competizione, conflitto e potere politico a Benevento (secoli VIII–IX), Roma (Viella) 2020, 340 p. (I libri di Viella, 359), ISBN 978-88-331-3293-8, EUR 33,00., in: Francia-Recensio 2021/3, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2021.3.83712