Il s’agit de la traduction de l’ouvrage publié sous le même titre, en anglais, en 2016. L’auteur en a cependant profité pour revoir son texte et l’augmenter. Le sujet du tableau brossé par Robert von Friedeburg est précis: analyser la genèse et les avatars de la notion d’État dans le Saint Empire à l’époque moderne. Le cadre chronologique est d’autant plus ambitieux que l’auteur commence son étude par un substantiel rappel de la pensée politique au cours des deux derniers siècles du Moyen Âge et des premières décennies du XVIe siècle, et qu’il la termine par une incursion dans les premières années du XIXe siècle. L’ambition n’est pas moindre du point de vue historiographique: reprendre les questions posées par Friedrich Meinecke dans la première moitié du XXe siècle: la genèse de l’État national en Allemagne (1908), l’idée de »raison d’État« (1924), la tension existant entre État et individualité (1933). Robert von Friedeburg n’a pas ménagé sa peine. Son étude s’appuie sur trois sources principales: pièces d’archive, pamphlets en langue allemande et mazarinades en français (sans trop s’attarder sur la matérialité de ces imprimés et leur contextualisation), livres et disputes académiques.

Sa parfaite connaissance des textes (ainsi que de la littérature secondaire qui s’y rapporte) est impressionnante. Son imposante synthèse rendra donc de grands services à tous ceux qui s’intéressent à la »genèse de l’État moderne« en Europe et dans le Saint Empire en particulier. Celui-ci a en effet ses singularités: absence d’un monarque «central», territoires princiers, comtaux ou urbains relativement modestes, importance du maillage universitaire, lien étroit entre conceptualisation et mise en œuvre administrative concrète.

Le point de repère essentiel est l’inflexion majeure que représente la guerre de Trente Ans. Les traités et les pamphlets se multiplient dans les années 1630–1640 pour dénoncer des princes territoriaux, émules potentiels de Machiavel, accusés de mettre la guerre à profit pour spolier leurs sujets et financer ainsi leur effort de guerre. L’ouvrage publié par Veit Ludwig von Seckendorff en 1656 – Fürstenstaat – apparaît alors comme l’apogée de cette dénonciation et l’amorce de l’élaboration d’une conception »moderne« de l’État, fondée sur le droit naturel d’une part, sur la »constitutionnalisation« de la vie politique d’autre part. Dans la longue période qui précède, l’auteur distingue trois phases. Durant les deux derniers siècles du Moyen Âge, les territoires ne constituent pas des espaces clairement définis et l’Empire n’est pas lui-même compris comme un ensemble divisé en principautés.

Par ailleurs, l’essor des échanges et la crise agraire consécutive à la grande peste du XIVe siècle freinent la consolidation spatiale et juridique des territoires soumis à une même autorité. La situation évolue cependant au XVe siècle, sans que l’on puisse déjà parler d’État princier (Fürstenstaat). Le rôle joué par les princes territoriaux dans la dynamique réformatrice et la réflexion menée par Luther (et plus encore par Melanchthon) sur la nature du pouvoir séculier (doctrine des deux règnes et théorie des trois ordres) contribuent d’une manière générale – il y eut des échecs – à consolider leur pouvoir et leur influence. Trois limites subsistent: il s’agit encore plus de dynasties que d’États, les ressources financières demeurent limitées, une théorie de l’État princier fait défaut. La réception de Bodin, à l’extrême fin du XVIe siècle, donne à cet égard une impulsion décisive. Simultanément, la réalité géographique du territoire tend à s’imposer, comme l’exprime la célèbre formule dérivée de la paix d’Augsbourg (1555): »cujus regio, ejus religio«.

La guerre de Trente Ans marque une inflexion décisive. La crise de la branche allemande des Habsburg au cours de la dernière période de la guerre offre aux princes la possibilité de faire évoluer l’Empire, finalement devenu une monarchie, vers une confédération de princes libres de toute sujétion, quitte à passer sous la protection de la France. Par ailleurs, les besoins financiers des princes les poussent à instaurer ou à renforcer leur pression fiscale, provoquant résistances et séditions. Sur le terrain de la pensée politique, la critique du pouvoir princier peut alors prendre une forme radicale comme en témoigne l’œuvre de Johann Wilhelm Neumair von Ramsla. L’ouvrage de Seckendorff (Fürstenstaat), constamment réédité entre 1656 et 1711 (avec une ultime édition, la douzième, en 1754), témoigne de cette volonté de trouver un nouvel équilibre entre les princes et leurs vassaux (Lehensleute).

Les troubles qui secouent l’Europe (Fronde en France, révolution en Angleterre, révolte à Naples) encouragent les princes à adopter une position plus répressive, qui passe par un renforcement de la réalité spatiale de l’État dont témoigne l’essor des atlas. Sous l’influence de Hobbes, de nombreux traités sont publiés dans les années 1660/1680 vantant les mérites de la monarchie absolue. Anton Wilhelm Ertel, dans le camp catholique, Samuel von Pufendorf, dans le camp protestant, sont alors les théoriciens dominants. Leur rayonnement demeure limité à l’Allemagne pour le premier et prend une dimension européenne pour le second, qui bénéficie de la diffusion de ses œuvres en latin et de leur traduction, le cas échéant, en français ou en anglais.

Au XVIIIe siècle, l’Aufklärung et la réception de Montesquieu, perçu comme le théoricien d’une monarchie protectrice du droit et des citoyens, vont accentuer la dénonciation du »despotisme« et renforcer la conception du prince comme défenseur de la foi, de la vie et des biens de ses sujets. Dans les premières années de la Révolution française, les serviteurs de la monarchie prussienne – tel Carl Gottlieb Svarez – peuvent sans peine témoigner de leur intérêt et de leur respect pour les événements qui se déroulent à Paris: pour eux, la monarchie prussienne n’est en rien despotique. À l’inverse, en Allemagne peut-être plus qu’ailleurs, l’État – même devenu franchement monarchique – reste responsable en matière de prévoyance, d’encadrement de l’économie et de développement des infrastructures. En définitive, pour Robert von Friedeburg, cette particularité allemande s’explique largement d’une part par la Réforme qui, en dépit des écrits très durs de Luther à l’encontre des princes dans les années 1530, n’en a pas moins légitimé le pouvoir séculier (»evangelium non tollit leges«), d’autre part par l’évolution du concept d’État. Celui-ci sert avant tout à protéger l’ordre juridique de toute attaque émanant de la sphère politique ou religieuse. En ce sens, il est bien l’héritier de la critique radicale des princes accusés par Luther d’avoir trahi la charge qu’ils tenaient de Dieu.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Gérald Chaix, Rezension von/compte rendu de: Robert von Friedeburg, Luthers Vermächtnis. Der Dreißigjährige Krieg und das moderne Verständnis vom »Staat« im Alten Reich, 1530er bis 1790er Jahre, Frankfurt a. M. (Vittorio Klostermann) 2020, XIV–560 S. (Studien zur Europäischen Rechtsgeschichte, 320), ISBN 978-3-465-04369-0, EUR 98,00., in: Francia-Recensio 2021/4, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2021.4.84981