Ce livre ne présente pas seulement la comparution de Luther à Worms, en avril 1521, devant l’empereur et les états de l’Empire, il s’attache aussi, par une relecture critique des sources, à montrer comment s’est opéré le passage entre l’histoire et le mythe. Il rappelle comment, au cours des siècles, le Luther de Worms a fait l’objet d’une héroïsation de l’homme dans la littérature, dans les images et les statues. L’évènement a occupé une place énorme dans la conscience des Allemands et Allemandes. Il a été perçu par certains et certaines comme une proclamation de la liberté de conscience. Dans d’autres contextes, il a été célébré comme l’expression de l’identité allemande.
Après un premier chapitre dans lequel l’auteur évoque la tension entre la sobriété (Nüchternheit) de Luther, quand il relate les faits, et l’écho médiatique conduisant à l’héroïsation, il est question dans le second chapitre des temps et des faits qui précèdent la comparution de Luther, en particulier des textes de ce dernier et de certains pamphlets (Flugschriften). Plusieurs pages soulignent que la médiatisation de la comparution de Luther devant l’empereur a bénéficié aussi de l’image très positive qu’on se faisait en Allemagne, du moins jusqu’en 1521, de Charles Quint.
Deux sous-chapitres évoquent les tractations diplomatiques au sujet de la convocation de Luther, déjà excommunié comme hérétique, convocation donc rejetée par Rome, alors que des autorités allemandes, tel le prince électeur Frédéric le Sage, y poussaient de toutes leurs forces. Il est question ensuite de l’opinion d’Aléandre, légat du pape, sensible au ralliement de nombreux Allemands à Luther, qui pousse l’empereur à faire brûler ses ouvrages et ceux de ses fidèles s’exprimant en particulier par des pamphlets. Luther lui-même oscille entre la dépression et une démarche agressive à l’égard du pape, identifié à l’Antéchrist.
Le troisième chapitre est consacré au séjour de Luther à Worms. Pour l’auteur, la mythologisation de Luther commence dès son voyage à Worms. Selon des sources ultérieures, Luther aurait affirmé qu’il irait à Worms même s’il y avait dans la ville autant de diables que de tuiles. Le poète Eobanus Hessus qualifie Luther de »nouvel Hercule« et de »libérateur de la chrétienté«. L’accueil enthousiaste rencontré par Luther à Erfurt et dans d’autres villes, puis à Worms, contribue à qualifier son voyage de »marche triomphale«. Mais l’affirmation qui veut que, partout où il passait, le peuple se soit porté à sa rencontre, n’est pas attestée par les sources.
Selon l’auteur, la comparution de Luther les 17 et 18 avril devant l’empereur peut être reconstituée de manière assez objective, notamment sur la base des »Acta et res gestae D. Martini Lutheri«. Mais, dans les premières publications des écrits de Luther, des ajouts ont changé et élargi le texte central, en glorifiant le comportement de Luther. Pourtant, le premier jour, ce dernier est apparu plutôt hésitant. Selon Kaufmann, c’est pour mieux préparer sa réponse que Luther aurait demandé un temps de réflexion, et non parce qu’il aurait été déstabilisé face à la demande de rétractation que lui adressaient les accusateurs. Le lendemain il répondit en allemand et en latin. L’auteur évoque de manière précise (p. 54–61) le dialogue conflictuel entre Johannes von Eck, official de l’évêque de Trèves, et Luther. Le fait que, dans ses réponses, Luther évoque l’attitude de Jésus demandant qu’on lui prouve les erreurs dont on l’accuse, ouvre la voie à une auto-interprétation de Luther de type martyrologique. On connaît surtout la dernière réponse de Luther par laquelle il demande à »être convaincu par le témoignage de l’Écriture et par des raisons évidentes«, en déclarant qu’il est lié par les textes bibliques qu’il a cités: »Ma conscience«, dit-il, »est captive de la Parole de Dieu«. Pour ses accusateurs, il se comportait ainsi en hérétique. Le reproche de subjectivisme traversera les siècles. L’auteur juge invraisemblable l’affirmation d’Aléandre selon laquelle l’empereur aurait interrompu Luther. Selon divers témoignages, Luther aurait été soulagé après avoir quitté les lieux. On sait que, dans sa déclaration du 19 avril, l’empereur affirmait sa volonté de s’employer de toutes ses forces à défendre la foi catholique. Imprimée, la déclaration de l’empereur aurait, comme l’affirment aussi bien Karl Brandi (»Kaiser Karl V., Darmstadt 1937«) que Chaunut et Escamilla (»Charles Quint, Paris 2000«, p. 169), été traduite en latin, en italien, en allemand et hollandais. Selon Thomas Kaufmann, »cela ne s’est pas fait« (p. 62). À la différence de bien des évocations de l’entrevue de Worms, qui s’arrêtent souvent au 19 avril, Kaufmann évoque aussi les discussions qui ont eu lieu, sans résultat, après le 19, entre diverses instances et Luther. Selon son propre témoignage rétrospectif, Luther s’inquiète de ne pas avoir défendu assez fermement la vérité, ce qui, pour Thomas Kaufmann, est »le contraire d’une manifestation de la liberté de conscience« (p. 71). À partir de 1530, l’édit de Worms, qui le mettait au ban de l’Empire, était devenu pour Luther le symbole d’une persécution de la vraie doctrine telle qu’il la confessait. À la fin des années 1530, il estime que le conflit de Worms résidait dans le fait qu’on avait rejeté sa liberté d’interpréter la Parole de Dieu. Avec le temps, il a fini par évoquer son audace et son inébranlable confession de la Parole biblique. Il tend, en particulier dans les Propos de table, à souligner son ingénuité juvénile, proche d’un certain héroïsme. Ainsi émerge, selon l’auteur, une réinterprétation des évènements de Worms, qui ouvre le champ au mythe.
Dans une quatrième partie, l’auteur expose comment les diverses publications relatives à Worms vont faire de cet évènement une sorte de mythe. Selon certains récits, Luther aurait ajouté à sa déclaration du 18 avril: »Je ne peux rien [dire?] d’autre. Que Dieu me soit en aide«. En réalité, ces paroles ne furent pas prononcées à Worms. Ainsi émerge l’image du héros qui proclame sa foi de manière inébranlable et de l’adversaire combattif du pape. L’auteur expose avec acribie comment cette image va s’imposer.
Le cinquième chapitre traite de l’histoire de la réception du mythe de Worms du XVIIe au XVIIIe siècle, qui conduit à faire de Luther un héros, en mettant d’accord à ce sujet les diverses branches du luthéranisme.
Selon un bref sixième chapitre, les Lumières du XVIIIe siècle associent Luther à la liberté de conscience. Au XIXe siècle, une politisation en fait une figure centrale du nationalisme allemand. Au XXe siècle, en lien avec Luther, retentit pour les uns l’appel à être fidèle à ses convictions, d’autres semblent être sensibles à la fragilité de Luther. L’auteur lui-même voit dans la démarche de Luther l’appel à accomplir aussi des tâches non héroïques là où l’on se trouve placé par la vie.
Bref, il s’agit d’un livre stimulant, bien documenté, qui invite à une révision de l’histoire et de la personne de Luther. En passant (p. 41), l’auteur parle de »l’auto compréhension prophétique de Luther«, ce qui devrait être nuancé. Dans certains textes, Luther semble effectivement être proche d’une démarche prophétique, mais il y en a d’autres dans lesquels il s’en distancie formellement.
En ce qui concerne Charles Quint, l’auteur a rejoint des auteurs tels que Horst Rabe pour qualifier sa piété de »conventionnelle«. D’autres, par contre, tels que Wolfgang Rabe, Heinz Schilling et Michèle Escamilla ont souligné plus positivement le caractère personnel et authentique des convictions et des pratiques religieuses de Charles Quint.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Marc Lienhard, Rezension von/compte rendu de: Thomas Kaufmann, »Hier stehe ich!«. Luther in Worms – Ereignis, mediale Inszenierung, Mythos, Stuttgart (Hiersemann) 2021, 174 S., 21 Abb. (Zeitenspiegel Essay), ISBN 978-3-7772-2101-4, EUR 28,00., in: Francia-Recensio 2021/4, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2021.4.84983