Le premier empire colonial de la France n'est pas exactement caractérisé par la domination de vastes espaces. Au contraire, la nature éparse et à petite échelle de ses possessions est typique de son système colonial au début de l’époque moderne. Il n'est donc pas étonnant qu'Éric Wenzel, historien du droit spécialisé dans l'histoire coloniale de la France, consacre cette publication à la Grenade, une île située à l'extrémité sud des Petites Antilles. Jusqu'à présent, cette petite colonie, qui a été occupée par les Français à deux reprises, de 1649 à 1762 et de 1779 à 1783, n'a guère fait l'objet de recherches. Du point de vue de l'histoire institutionnelle, l'étude contribue à examiner l'importance de la colonie dans le contexte de la »nouvelle histoire atlantique« (p. 19).

La Grenade a longtemps été éclipsée par les îles voisines de Saint-Christophe, de la Guadeloupe et de la Martinique. En 1649, près d'un quart d’un siècle après l'arrivée des colons français dans les Caraïbes, l'île a été prise en possession de la Martinique pour la première fois. D'abord, le système féodal des seigneurs-propriétaires y a été introduit, puis, sous Louis XIV, il a fait partie de la concession commerciale de la Compagnie des Indes occidentales fondée en 1664. En 1674, la Grenade est devenue une colonie de la Couronne et a reçu son propre gouverneur particulier, qui était toutefois subordonné au gouverneur général de la Martinique. Au cours de la guerre de Sept Ans, les Anglais ont conquis l'île, qui leur a été accordée en 1763 par le traité de Paris. En 1779, les Français ont réussi à reconquérir l'île, ce qui a conduit à l'établissement d'une administration coloniale indépendante sur l'île. Toutefois, cet intermezzo de quatre ans a pris fin en 1783 et la Grenade a finalement réintégré le Commonwealth britannique, auquel le pays indépendant appartient encore aujourd'hui.

Wenzel voit de nombreuses caractéristiques typiques de la domination coloniale dans le »double régime« que les Français ont exercé sur l'île aux XVIIe et XVIIIe siècles pendant ces deux phases, notamment des parallèles avec les autres îles des Caraïbes, mais aussi avec la Louisiane, le Canada ou les Mascareignes (p. 16). Cependant, il identifie des caractéristiques particulières, qu'il élabore sur la base d'une reconstruction détaillée des institutions coloniales et d'excursions prosopographiques sur les acteurs individuels. Il procède en quatre étapes: Le premier chapitre présente le contexte socio-économique de la colonisation et le développement général de la colonie dans le cadre du système colonial français avec son économie de plantation basée sur l'exploitation. Dans le deuxième chapitre, il évoque les gouverneurs de l'île, qui ont mis en place une sorte de gouvernement militaire qui encourageait essentiellement la »royalisation«, c'est-à-dire une orientation vers la métropole en France. Le troisième chapitre se concentre ensuite sur l'administration sous les gouverneurs, en particulier sur le fait que la Grenade n'avait pas d'intendant à la tête de l'administration. Ce n'est qu'en 1779 que fut créé le poste de commissaire-ordonnateur, qui correspondait à la fonction d'intendant, bien qu'à un niveau inférieur de la hiérarchie administrative coloniale. Enfin, le quatrième chapitre est consacré à l'histoire des institutions juridiques, qui peut également être divisée en deux phases de développement bien distinctes. La Grenade a longtemps dépendu du Conseil souverain, puis Conseil supérieur, de la Martinique; ce n'est qu'après la reconquête qu'elle a reçu son propre conseil pour une juridiction formellement autonome.

Une série de questions directrices traverse l'ouvrage: comment la métropole et la colonie se sont-elles liées l'une à l'autre? Il est bien connu que les colonies étaient plus ou moins autonomes sous l'Ancien Régime. Selon Wenzel, une »politique de compromis« est suivie, qui laisse aux colonies – à l'instar des provinces en France – certaines libertés, comme la juridiction souveraine (p. 17f.). Cependant, l'indépendance initiale des riches propriétaires des habitations a été de plus en plus restreinte par un contrôle administratif croissant depuis les années 1670 grâce à l'affectation de gouverneurs. Dans ce contexte, il convient de noter que de nombreuses fonctions supérieures étaient occupées par des non-insulaires, ce qui correspondait peut-être à une stratégie de la Couronne visant à priver les élites locales de toute influence sur le gouvernement colonial (p. 137). En revanche, l'auteur souligne également le rôle des petits mains administratifs, tels que les écrivains ou les commis, qui provenaient pour la plupart des milieux locaux et dont l'influence sur la pratique de l'administration ne semble pas négligeable (p. 152f.).

La séparation des milieux sociaux a également laissé des traces dans la politique économique coloniale. Les gouverneurs de la Grenade avaient – tout comme les autres colonies – la tâche d'administrer l'île selon les principes mercantilistes en faveur d'un développement économique positif (p. 88). En contrepartie, il s'agissait de restreindre les intérêts privés des planteurs individuels et, surtout, de ne pas compromettre sa fonction par sa propre implication économique. Ainsi, un décret de Louis XIV interdit à tous les officiers de se livrer au commerce privé (p. 100). Un règlement qui n'était pas souvent contourné, comme le prouvent de nombreux exemples de fonctionnaires possédant leurs propres plantations et esclaves (par exemple, p. 100, 106, 111, 136, etc.).

En outre, la question de l'influence des militaires sur l'administration civile de la colonie est également centrale. Presque tous les gouverneurs portaient un uniforme, soit en tant que membres de la marine ou de l'armée. Il en va de même pour les charges inférieures. Le contraste entre les membres de l'élite aristocratique des officiers d'épée et ceux du groupe plus bourgeois ou anobli des officiers de plume a également façonné l'administration locale de Grenade. Dans le cas présent, l'évolution semble ambivalente. D'une part, la noblesse a conservé ses prérogatives en occupant des postes importants; d'autre part, les membres de la branche administrative ont également gagné en influence grâce à l'institutionnalisation croissante de l'administration sur l'île (p. 178).

L'expertise de l'auteur en matière d'histoire du droit est toutefois mise en évidence dans le dernier chapitre, qui contient les conclusions les plus intéressantes du livre. Wenzel explore la question comment une certaine pratique juridique coloniale à Grenade a pu prévaloir sur une orientation formelle vers des formes juridiques métropolitaines, telles que la Coutume de Paris. L'établissement d'un tribunal royal à Grenade est assez tardif en 1674 et reste donc dépendant du Conseil supérieur de Martinique. Une caractéristique particulière de la pratique juridique coloniale vis-à-vis de la métropole, cependant, était son orientation vers les besoins d'une société esclavagiste (p. 189). Ainsi, en 1726, un tribunal d’exception (la »Chambre royale«) a été créé spécifiquement pour poursuivre les esclaves en fuite (»nègres marrons«). Cela faisait suite à la juridiction spéciale du Code noir publié en 1685. Bien que cette loi prévoie également la poursuite des infractions pénales commises par les esclavagistes (à la Grenade, seul un procès contre un planteur pour le meurtre d'un esclave a abouti à une peine de six mois de prison), dans la pratique, elle est restée un instrument de punition contre les esclaves africains et de discrimination à l'égard des gens de couleur libres. (p. 225).

Un résultat important de cette riche étude d'une petite colonie à la périphérie de l'espace colonial français est donc que, outre la poursuite économique du profit, la justice dans le cadre des structures administratives a contribué de manière significative au maintien de l'ordre colonial à Grenade: »Thémis et Mammon sont«, écrit Wenzel, »que l'on me permette cette expression, les deux mamelles d'une colonie de peuplement assurée.« (p. 41). Son travail montre comment l'attention portée même à de petites localités comme Grenade, avec sa structure de gouvernance unique, reste importante dans un contexte plus large tel que le système colonial de la France au début de la mondialisation moderne. L'ouvrage mérite une place permanente dans la littérature sur la nouvelle historiographie coloniale de la France et au-delà.

FUSSNOTEN

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Benjamin Steiner, Rezension von/compte rendu de: Éric Wenzel, La Grenade française et ses institutions coloniales aux XVIIe et XVIIIe siècles. Entre échanges et dépendance. Préface d’Éric de Mari, Paris (L’Harmattan) 2021, 268 p. (Historiques. Série Travaux), ISBN 978-2-343-21693-5, EUR 27,00., in: Francia-Recensio 2021/4, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2021.4.84989