L’ouvrage collectif dirigé par Mary C. Flannery pose la question de savoir comment les émotions médiévales sont façonnées par le média de transmission, c’est-à-dire leur support d’expression. L’ensemble des articles propose ainsi d’examiner les sources poétiques, romanesques, théâtrales, juridiques ou religieuses. Il faut d’emblée signaler la principale difficulté de l’ouvrage: la variété des médias étudiés ne permet pas de dresser une méthodologie globale de l’expression de l’émotion. Là où le travail de l’historien s’avère pertinent lorsqu’il s’agit d’un graffiti, une annotation marginale, un mot inscrit sur un support quelconque, il est beaucoup plus risqué sur les sources proprement littéraires, répondant à un usage, des codes de transmission et de régulation propres. La lecture du volume doit donc engager une certaine forme de prudence dans la manière de considérer les inscriptions, souvent prises pour des textes et la manière dont ces derniers investissent plus ou moins l’espace de la littérarité. Néanmoins, cette difficulté étant signalée, l’ouvrage tient ses promesses en envisageant la manière dont les émotions sont façonnées par les supports sur lesquels elles trouvent à s’exprimer. À cette fin, ils examinent comment la diversité des textes et inscriptions véhiculent l'émotion, la communiquent, la provoquent et la façonnent via une gamme de formes qui agissent sur divers sens.
L’éventail des supports étudiés dans ces pages tient compte de la participation de la littérature à la culture textuelle plus large du Moyen Âge en englobant des matériaux qui se situent également à la marge de la littérature, comme le chant grégorien, qui repose sur l’interaction entre le texte et la musique, les inscriptions runiques éphémères ou encore les inscriptions marginales dans une compilation manuscrite. La valeur de ces textes pour l'histoire des émotions tient à leur nature, en tant que médias distinctifs dans la vie émotionnelle médiévale: les médias dans lesquels apparaissent les textes et les médias constitués par différents types de textes ne sont pas de simples coquilles sans fondement historique, ils sont la preuve de la façon dont les individus passés ont communiqué, façonné, exécuté ou dirigé leurs émotions.
Ainsi, l’article de Daniel J. DiCenso examine des questions complexes de méthodologie et d’approche en relation avec le texte chanté et l’émotion dans la culture médiévale. Il fournit un aperçu inestimable de la place (ou de l’absence de place) de l’émotion dans les études de chant, et suggère qu’une approche plus flexible du plain-chant médiéval peut être nécessaire si nous voulons comprendre son rôle et ses effets dans des contextes de performance médiévaux et contemporains.
Considérant une sélection de textes composés en Angleterre et en Islande entre le VIIIe et le XIIIe siècle, l’article de Sarah Baccianti soutient que l’attention portée au langage avec lequel les émotions sont codées dans les textes révèle à quel point les lecteurs et les écrivains conçoivent les émotions comme des pratiques corporelles. Dans ces textes, le langage somatique fonctionne comme le moyen par lequel les lecteurs peuvent comprendre comment le corps à son tour communique et réalise l’émotion.
Amy Brown, tente ensuite d’expliquer comment la littérature peut être utilisée comme moyen de réflexion sur les complexités émotionnelles des »relations ambiguës« dans la »Stanzaic Morte Arthur«. L’ambiguïté de l’affection de Lancelot pour la Pucelle d’Astolat remet en cause, selon elle, la notion d’affection pour le sexe opposé, afin d’intensifier les émotions des lecteurs et la tension dramatique du poème.
Dans l’article suivant, Marcel Elias examine comment les processus de traduction et d’adaptation du français à l’anglais introduisent des interpolations émotionnelles dans les chansons de croisade et la littérature religieuse. Il démontre comment des caractérisations émotionnelles ajoutées ou modifiées par les traductions font disparaître les disparités entre chrétiens et sarrasins, modifiant ainsi l’effet produit sur le lecteur ou l’auditeur: ces effets sont autant de moyens de réévaluer les conventions et les normes qui définissent le genre du roman.
L’article de Kimberley-Joy Knight examine l’utilité émotionnelle des artefacts matériels (objets éphémères, d’usage quotidien ou mondain). Ces inscriptions runiques sur bois sont des messages qui donnent un aperçu de la formation et du maintien des liens émotionnels dans la Scandinavie médiévale: ces artefacts chargés de transporter l’émotion semblent avoir joué un rôle important dans la construction et le maintien de relations.
Dans une perspective similaire, l’article de Marleen Cre examine le traité »The Chastising of God’s Children« en étudiant la nature des annotations et dans quelle mesure elles ajoutent les réactions des annotateurs aux éléments du texte. La discontinuité des annotations avec les passages qui traitent ouvertement des sentiments du contemplatif concernant la présence ou l’absence de Dieu, cette discussion fonctionne comme un prélude à une évaluation de la façon dont les marginalia dans les manuscrits corroborent (ou influencent) notre lecture des émotions dans un texte médiéval: le manuscrit et ses annotations témoignent des efforts du compilateur et des lecteurs pour sauvegarder la stabilité émotionnelle dans la vie spirituelle.
Sarah Brazil tente à nouveau de montrer que la métaphore joue également un rôle important dans la conceptualisation médiévale de l’émotion. Cet article se concentre sur une métaphore, employée par le traité de dévotion du milieu anglais du XVe siècle, »The Doctrine of Hert«, qui utilise l’image concrète du pied chaussé pour transmettre sa vision de la façon dont la faculté émotionnelle de l’âme devrait se parer afin d’assurer son salut. Assez peu documenté et surtout sans analyse linguistique précise, l’étude se contente de conjecturer sur l’efficacité de la métaphore dans la vie émotionnelle des lecteurs.
Dans son article, Diana Denissen soutient que les compilateurs de »A Talkyng of the Love of God« et »The Tretyse of Love« ont ajouté au travail de compilation leurs propres réactions émotionnelles et littéraires. Ces ajouts instruisaient le public sur la façon dont les textes religieux d’origine temporelle ou linguistique lointaine, devaient être lus et compris. Les compilateurs fournissent ainsi ce qu’ils considéraient comme des modèles émotionnels appropriés. L’acte de compiler fonctionne comme un support pour la génération et la performance de l’émotion.
L’article suivant, de Charlotte Steenbrugge, traite de la réponse émotionnelle à travers la performance. La spéculation de l’auteure repose sur le fait que le jeu »Abraham et Isaac«, aurait mis en scène de fortes émotions sur scène afin d’inspirer des réponses du public. C’est la performance théâtrale, plus que leur contenu, qui convoquent les émotions afin d’encourager une réception critique par le public, non seulement de la pièce, mais aussi de l’histoire biblique elle-même.
Enfin, Seeta Chaganti, par sa lecture du chant en moyen anglais »Pou sikest sore« vise à illustrer la méthode selon laquelle on peut appréhender la pratique de l’histoire des émotions en prenant doublement en compte la matérialité des supports et leur contenu émotionnel. Cette approche permet de clarifier la démarche du chercheur, soucieux de comprendre comment les médias textuels produisent et diffusent l’émotion.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Guillaume Oriol, Rezension von/compte rendu de: Mary C. Flannery (ed.), Emotion and Medieval Textual Media, Turnhout (Brepols) 2019, XII–280 p. (Early European Research, 13), ISBN 978-2-503-57781-4, EUR 80,00., in: Francia-Recensio 2021/4, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2021.4.85043