Seuls les catalogues de bibliothèques peuvent réunir dans un même volume un faisan qui se laisse mourir de faim, un scribe qui écrit »à moitié endormi« et un homme attirant les oiseaux avec le dessin d’un insecte. La volonté de détail qui a animé les autrices et auteurs de ces notices de manuscrits fait que chacun y trouvera de quoi satisfaire sa curiosité et sa soif de connaissance. Ce volume s’inscrit dans la série des »Manuscrits enluminés de la Bibliothèque nationale de France«, neuvième titre de la collection fondée par François Avril en 1980. En 1995, un premier catalogue des manuscrits enluminés d’origine germanique du Xe au XIVe siècle a été écrit par François Avril et Claudia Rabel. Ce nouvel ouvrage décrit 104 manuscrits produits dans des pays de langue allemande et d’Europe centrale pour le seul XVe siècle, période marquée par »l’essor des centres urbains de décoration du livre« et »par un renouveau spirituel favorable au développement des bibliothèques religieuses« (p. 13). L’ouvrage contient, outre les notices, une carte des origines et provenances des manuscrits (p. 9), une table de concordance des cotes (p. 199), un index très exhaustif (des manuscrits, des reliures, des armoiries, des sujets, etc.) (p. 202), la bibliographie (p. 237) et 101 planches couleurs.

La collection a une histoire hétérogène (p. 13–21). Les livres proviennent surtout des territoires frontaliers de la France et sont pour l’essentiel arrivés à partir de la fin du XVIIIe siècle dans les collections royales/nationales (un seul ouvrage du catalogue, le ms. latin 512, pourrait venir du roi Louis IX). Si un petit groupe de livres peu enluminés est entré à la fin du XVIIe siècle par les collections de Mazarin et Colbert, un tiers du corpus est issu des réquisitions de la période révolutionnaire et des campagnes militaires du Premier Empire. D’autres fonds particuliers furent acquis au cours du XIXe siècle, venant des collections de généraux ayant pillé les bibliothèques germaniques, ou bien d’érudits et de libraires. Ce corpus composé par le hasard de l’histoire n’a donc pas d’autre cohérence que le lieu de réalisation des livres. S’y côtoient des ouvrages liturgiques richement enluminés et des recueils théologiques ou astrologiques à peine ornés d’initiales filigranées. On y trouve aussi un »bel échantillon de manuscrits spirituels, hagiographiques ou techniques sur papier, abondamment illustrés de dessins aquarellés« (p. 21).

La structure du catalogue suit un ordre géographique puis chronologique. Chaque chapitre commence par quelques précieuses lignes de synthèse sur la production des livres enluminés dans la région, suivies des notices détaillées. Les notices sont réparties en cinq grandes zones géographiques: Nord de l’Allemagne, Rhin inférieur (p. 25–63), Sud-ouest de l’Allemagne, Rhin moyen, Rhin supérieur, Suisse (p. 64–132), Bohême, Autriche, Sud-est de l’Allemagne (p. 133–183), Centre de l’Allemagne (p. 184–188) et manuscrits non localisés ou d’origines diverses (p. 189–197). Chaque manuscrit est décrit avec un luxe de détails portant, en fonction des besoins, sur l’iconographie, le style ou encore l’histoire du livre.

Pour la région du Nord de l’Allemagne, deux ouvrages se distinguent sur le plan stylistique. Ce sont un exemplaire des »Vaticinia de summis pontificibus« (cat. 3, ms. latin 10 834) orné de 26 miniatures et peint par un artiste rattaché au courant du Maître de la Sainte Véronique, actif à Cologne vers 1395–1415, et une splendide petite miniature qui ouvre un recueil de poèmes sur la Mort, attribuée à un suiveur de Stefan Lochner, actif dans la région de Cologne au milieu du XVe siècle (cat. 7, ms. latin 10 323). Sur le plan de l’iconographie, on remarque dans un »Speculum humanae Salvationis« orné de centaines de peintures aquarellées (cat. 5, ms. latin 9585), le geste singulier de Joseph dans la Nativité (fol. 3r) qui chauffe sa jambe nue au-dessus d’une coupe de charbons. Cela pourrait renvoyer à la légende de Joseph donnant ses chausses pour langer l’enfant, récit répandu en Allemagne du Nord et aux Pays-Bas (p. 35). Une vie de saint François (cat. 16, ms. allemand 133) ornée de 240 enluminures, constitue un des plus riches cycles iconographiques connu tiré de la »Legenda major« de Bonaventure. Parmi les illustrations inhabituellement nombreuses et rares se trouve l’étonnant miracle du faisan qui recommence à manger une fois mis en présence de saint François (fol. 127v). D’autres menus détails éclairent la production matérielle des livres: des indications à l’attention de l’enlumineur pour dorer des lettres (cat. 10, ms. latin 7894) ou encore la mention d’une femme copiste (cat 12, ms. allemand 35).

La région Sud-ouest des pays germaniques est représentée par une superbe histoire de Trèves, copiée et enluminée vers 1403 (cat. 21, ms. latin 10 157), contenant la copie fidèle du sceau de la ville au XIIe siècle (fol. 13r) ou encore la représentation d’un armarium monastique (fol. 29r). Un »Speculum Humanae Salvationis« ayant peut-être appartenu à Louis XI et produit vers 1440–1450, voit son origine attestée par la découverte des armoiries de la ville de Bâle, sur un des écus de la tour de David au fol. 8r. (cat. 29, ms. latin 512). On remarque aussi dans ce groupe, le traité de Konrad Fyeser intitulé Bellifortis (cat. 32, ms. latin 17 873). Composé de 187 dessins peints, d’équipements militaires et de diverses inventions, cet exemplaire alsacien regroupe plusieurs illustrations frappantes, comme cet homme utilisant une image d’insecte pour attirer un oiseau (fol. 192r). Les 206 peintures d’un splendide »Tacuinum sanitatis« (cat. 59, latin 9333) sont aussi analysées et rapprochées des manuscrits produits en Souabe, vers 1450. Enfin dans une »Haggadagh« (cat. 60, ms. hébreu 133) se trouve ce curieux colophon du scribe »Abraham b. Moïse Landau« qui affirme avoir écrit »les poèmes avec des mots humbles, à moitié endormi« (p. 124).

Les manuscrits présentés dans la partie consacrée au Sud-est de la région mettent »en lumière le rôle des liens monastiques dans le brassage des modèles picturaux« (p. 135). Les quelques manuscrits ashkénazes conservés témoignent aussi des rapports entre l’enluminure chrétienne et la production juive locale (cat. 64, ms. hébreu 423). Un calendrier des années 1420–1430, qui appartint ensuite à Jean Rolin (cardinal en 1448) illustre le gothique international des ateliers pragois (cat. 66, ms. latin 10 421). La production autrichienne est représentée par un somptueux recueil d’Évangiles pour la fête du Corpus Christi réalisé vers 1425 pour l’abbaye bénédictine Saint-Lambert de Seeon, dans le diocèse de Salzbourg (cat. 70, ms. latin 9466) et par une »Concordantiae caritatis« contenant 222 pleines pages de dessins aquarellés, produit à Vienne en 1471 (cat 75, Nouv. acq. latines 2129).

Seulement quatre manuscrits, au décor modeste, sont décrits dans la partie concernant le centre de l’Allemagne. Parmi les manuscrits non localisés ou d’origines diverses, on remarque un recueil de textes astronomiques en hébreu (associé à l’Allemagne du Sud ou l’Italie du Nord) dans lequel le Sagittaire est représenté sous la forme d’un satyre tenant un arc (cat. 102, ms. hébreu 1077), et le très illustré Livre de prières de Lorette d’Herbeviller, produit à Metz après 1466 et qui contient 14 miniatures importées de Bruges (cat. 103, ms. latin 13 279).

Cet important catalogue permet donc de plonger ou de piocher dans la diversité de la production germanique du XVe siècle. Le fait d’inclure dans les planches et les descriptions les formes d’enluminure les plus simples, initiales filigranées ou initiales peintes, fait que ce travail ne devrait pas intéresser les seuls historiens de l’art mais aussi tous ceux qui travaillent sur la localisation et la datation des manuscrits. Ajoutons que tous les manuscrits cités dans ce compte rendu, tout comme la plupart des manuscrits très enluminés du corpus, sont déjà en ligne et en couleur dans la base archivesetmanuscrits.bnf.fr.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Émilie Nadal, Rezension von/compte rendu de: Laure Rioust (dir.), Manuscrits enluminés d’origine germanique. Tome 2: XVe siècle. Avec la collaboration de Marie-Blanche Cousseau, Isabelle Delaunay, Ilona Hans-Collas et al., Turnhout (Brepols) 2020, 320 p., 1 ill en n/b, 154 ill. en coul. (Manuscrits enluminés de la Bibliothèque nationale), ISBN 978-2-503-57790-6, EUR 150,00., in: Francia-Recensio 2021/4, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2021.4.85059