Pour qui ne connaît pas de prime abord l’espace danubien, un ouvrage portant sur la mise en place de la Commission européenne du Danube de la seconde moitié du XIXe siècle à la première moitié du XXe siècle peut surprendre. Dans le bassin danubien comme ailleurs en Europe cette période est certes marquée par maints conflits européens, lesquels ont pu faire l’objet d’innombrables travaux à la richesse indéniable. Mais les positions des experts, qui conduisirent à l’amorce puis à l’institutionnalisation de cette coopération aux confins de l’Europe centrale et orientale, demeuraient assez peu connues jusque-là.
Fortement documenté en particulier sur la coopération à l’échelle du Bas Danube, des Portes de Fer à la Mer Noire, l’ouvrage y consacre un chapitre spécifique et met en exergue cet espace géographique au fil des analyses. Si effectivement c’est sur ce tronçon du Danube que se concentrent au XIXe siècle les débats au sein de l’empire austro-hongrois concernant le Danube médian, de Vienne jusqu’aux Portes de Fer, ceux-ci sont peu abordés par l’auteur, même s’il remobilise des dissonances laissant entrevoir les futurs découpages frontaliers du XXe siècle.
Constantin Ardeleanu, s’inspirant des approches les plus récentes en histoire transnationale et sur les relations internationales en lien avec les enjeux sécuritaires, vise avant tout par son sujet à rendre intelligibles les points de vue d’experts et les controverses entre États (ou empires) au sujet du fleuve et de son internationalisation. La relecture des faits dans leurs dimensions internationales, à l’échelle du fleuve considéré comme un ensemble, justifie en effet la centration sur la région du Bas Danube laquelle cristallise alors les enjeux frontaliers entre empires. Là encore, le chapitre 8 consacré à la construction nationale roumaine, s’il fixe un unique regard régionalisé, apporte un éclairage opportun à une échelle autre que celle du fleuve considéré dans son ensemble. Il illustre la manière par laquelle la coopération vue en tant qu’outil de résolution de conflits a pu, malgré cette intention originelle, être également support d’affirmations nationales jusqu’à lors ignorées ou entravées.
L’enquête ici conduite propose à son lecteur trois principaux champs d’analyse. Nous nous proposons ici de les détailler et d’en montrer la portée, sans nécessairement suivre l’ordre des thèmes et des chapitres proposés dans l’ouvrage. Il ne s’agit en aucun cas de remettre en cause cet ordre initial, mais bien de montrer au travers de cette recension, la très grande richesse induite par la complémentarité entre les chapitres; leur ordonnancement dans l’ouvrage fait sens, montre une évolution depuis les enjeux relevés jusqu’à leurs résolutions par des traités (chapitre 6), par l’implication d’acteurs qui à leurs échelles individuelles rendent compte de leur vécu de cette expérience transnationale naissante (chapitre 7), ou encore des effets régionaux de la coopération (chapitre 8).
L’une des principales portes d’entrée (et l’un des apports les plus importants) de l’ouvrage porte sur l’environnement politique et diplomatique du moment, et s’attache aux raisons de l’engagement dans la coopération, qui reflètent les compétitions inter-impériales. Concernant cet aspect, notons la mise en exergue par l’auteur des divergences de points de vue entre empires ou entre voisins, dans un premier chapitre consacré à la russophobie. Le second chapitre est ainsi intégralement consacré à la »Question danubienne«. Le fleuve devient in fine le lien unique entre ses populations riveraines d’une part, et support possible d’un dialogue entre puissances danubiennes d’autre part. En ce sens, l’ouvrage pose des jalons permettant de rendre intelligibles les représentations du fleuve et ses significations symboliques bien au-delà de sa composante géopolitique. Le troisième chapitre aborde ces enjeux au travers de quelques illustrations des sujets de l’époque, comme en écho à la période actuelle: migratoires, ou en lien avec des conflits frontaliers latents.
Le second filtre d’analyse, que l’auteur pose en troisième porte d’entrée de sa proposition, repose sur l’enjeu clef de la navigation. Devenant fleuve international par les différents accords et traités exposés aux chapitres 3, 4, 5 et surtout 6 (intégralement consacré à ces traités), le Danube fait alors l’objet de coopérations reposant sur un projet fondateur (chapitre 4): le rendre navigable et en ce sens l’aménager.
Mais là n’est pas l’axe majeur de l’ouvrage. Celui-ci entre rapidement, et dès le troisième chapitre sur l’approche des transformations organisationnelles et institutionnelles d’une organisation internationale naissante, laquelle se construit en miroir de la coopération rhénane. L’une et l’autre pouvant être considérées comme précurseurs de la mise en place des organisations transnationales en règlement des principaux conflits européens qui suivront, l’auteur s’attache à rendre compte de la variété des points de vue et des vécus des bureaucrates en charge de l’animation et de la coordination de cette coopération (chapitre 7), des négociations et de leurs controverses (chapitre 6), des ajustements commerciaux et monétaires comme des accords douaniers naissants (chapitre 5). Ces différents thèmes ou sujets donnent à voir, et par une très grande richesse analytique, la complexité des jeux entre acteurs et des négociations conduites par eux.
En cela, Constantin Ardeleanu offre au-delà de son objet danubien un point de vue complémentaire aux travaux portant sur la construction et sur l’animation des coopérations internationales, conduits ces dernières années en Histoire, en Sciences politiques et dans l’ensemble des sciences sociales. Les chapitres 9 et 10 qui viennent clore l’ouvrage sont d’ailleurs construits en ce sens. Leurs perspectives historiques déroulent pour le lecteur un fil qu’il peut suivre pour aborder les controverses et les débats du moment de l’Europe actuelle en permanente construction.
On comprendra dès lors tout l’intérêt de cet ouvrage, lequel déborde son sujet immédiat et engage à une réflexion sur »nos« moments actuels de débats et de controverses, de sorties ou de divorces aussi, dans la construction communautaire européenne. On l’a souvent lu et écrit, la coopération danubienne vient en miroir de la coopération rhénane, l’une influençant l’autre qui la nourrit en retour. Certes les contextes socio-historiques, les trajectoires territoriales, ne sont pas analogues. Mais ce regard projeté vers un passé finalement très récent nous éclaire sur les enjeux et les atermoiements des coopérations transnationales du moment. Dans le contexte danubien, la réactivation des coopérations au travers notamment de la Stratégie de l’Union européenne pour la région du Danube, se confronte à des problèmes similaires. Ainsi, si l’on excepte peut-être l’enjeu de durabilité qui s’y adosse aujourd’hui, l’actualité des tensions migratoires, des controverses frontalières, de l’influence russe s’exerçant sur cette partie d’Europe et des regards projetés depuis l’Europe rhénane ou l’alliance atlantique, l’enjeu de désenclavement maritime de certains Etats via le renforcement du potentiel navigable du fleuve sont autant de thèmes appréhendés déjà à l’élaboration de la première Commission du Danube. Le sous-titre de l’ouvrage ne trompe pas: il s’agit bel et bien de l’expérimentation d’une administration internationale.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Emmanuel Bioteau, Rezension von/compte rendu de: Constantin Ardeleanu, The European Commission of the Danube, 1856–1948. An Experiment in International Administration, Leiden (Brill Academic Publishers) 2020, XIV–380 p., num. ill. (Balkan Studies Library, 27), ISBN 978-90-04-41253-8, EUR 149,00., in: Francia-Recensio 2021/4, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2021.4.85117