Quelle est la longueur du Rhin? La question pourrait paraître anecdotique. Sauf que ce fleuve est le principal cours d’eau de l’Allemagne, qu’il est chargé d’histoire et entouré de mythes, qu’il est un véritable »lieu de mémoire« transnational, et que des générations d’écoliers allemands apprirent – à tort – qu’il courait sur 1320 km (en réalité 1233 km). C’est par la question de savoir comment, par le passé, la longueur du Rhin a été déterminée que Nils Bennemann nous conduit à appréhender l’histoire de la plus ancienne des organisations internationales contemporaines, celle de la Commission centrale pour la navigation du Rhin (CCNR), instituée en 1815 par le Congrès de Vienne. Il le fait sous un angle original et passionnant en se demandant si la création de savoirs et de connaissances scientifiques peut être un moyen pour une organisation internationale d’asseoir son pouvoir et d’affirmer son rôle sur la scène internationale. À la croisée de l’histoire des sciences, de l’histoire des relations internationales, de l’histoire des organisations mais aussi de l’histoire économique et sociale, l’ouvrage de Nils Bennemann, issu d’une thèse de doctorat en histoire contemporaine, rédigée sous la direction de la professeure Ute Schneider à l’Institut historique de l’université de Duisbourg-Essen et achevée à l’Institut Leibniz d’histoire européenne de Mayence, nous plonge dans une multitude de problématiques au cœur des recherches les plus actuelles. Celles d’abord relevant de l’histoire des sciences, à l’exemple de la production et de la circulation de savoirs dans un contexte international, ce qui conduit l’auteur à analyser les procédures et les critères arrêtés par la CCNR pour parvenir à des résultats scientifiques consolidés. Celles aussi propres à l’histoire des relations internationales: Nils Bennemann interroge aussi bien la formation, la culture politique, scientifique et économique, que les motivations des diplomates et des personnels détachés à la CCNR par les États membres, mais également le fonctionnement de l’organisation internationale, ses procédures de travail et de décision ou encore l’émergence d’une communauté épistémologique, à laquelle concourt l’action de la CCNR.

Pour mener à bien ses recherches, Nils Bennemann a travaillé dans pas moins de 20 centres d’archives et bibliothèques universitaires répartis en Allemagne, en France et aux Pays-Bas, ce qui s’explique tout autant par la nécessité d’analyser les positions des différents acteurs étatiques de la CCNR – français, néerlandais, mais aussi allemands, c’est-à-dire du Bade, de Bavière, de Hesse, de Nassau et de Prusse – que par la dispersion des archives de la CCNR, dont le siège, d’abord en Allemagne – à Mayence puis à Mannheim – a été transféré à Strasbourg après la Première Guerre mondiale. Les archives vues par l’auteur sont judicieusement complétées par de nombreuses sources imprimées et une très riche bibliographie, qui prend parfaitement en compte les travaux les plus récents touchant à l’histoire de la CCNR comme à celle des organisations internationales au XIXe siècle et, bien sûr, à l’histoire des sciences ou aux questions cartographiques, au cœur du livre. Édité dans la très belle collection des publications de l’Institut d’histoire européenne de Mayence, l’ouvrage est d’une facture impeccable. Ses annexes sont fort utiles: elles comprennent la liste des diplomates de chacun des États membres mais aussi une vingtaine de cartes en couleurs des différentes parties du Rhin, qui rendent palpables le travail des membres de la CCNR.

Après une introduction solidement charpentée et un chapitre de présentation de la Commission centrale, qui explicite sa structure organisationnelle et ses principes fondateurs – la liberté de navigation sur le Rhin –, le livre s’organise autour de trois chapitres thématiques qui s’articulent chronologiquement. Le premier, intitulé »mise en perspective«, traite, pour les années 1817–1846, du calcul de la longueur du Rhin après avoir rappelé l’état des connaissances scientifiques sur le Rhin – le Rheinwissen – au tournant des XVIIIe et XIXe siècles. Sous le titre d’»objectivation«, le deuxième chapitre appréhende entre 1846 et 1861 la question de la navigation sur le Rhin et des moyens mis en place par la CCNR pour son amélioration. Il montre que l’étude de ces questions conduit à l’émergence d’une communauté épistémologique et à l’établissement de procédures communes. Quant au dernier chapitre, qui couvre la période 1846–1880, il s’intéresse à la »standardisation« des cartes, ce qui implique le choix de standards cartographiques par différents organes décisionnels internes à la CCNR, mais ne va pas sans rapports de force entre pays membres qui tentent, pour des raisons de prestige et de reconnaissance de leur expertise nationale, d’imposer leur modèle cartographique comme standard de l’organisation.

Au-delà des thématiques scientifiques et techniques au cœur de l’ouvrage, les conclusions de l’auteur sont éclairantes à plus d’un titre et marquées par toute une série d’ambivalences. Sur la question des institutions et du fonctionnement de la CCNR, Bennemann rappelle ainsi que »le Rhin de la CCNR [est] un Rhin des États riverains, de leur gouvernement et de leur administration« (p. 247). Il n’est pas ouvert à d’autres acteurs. Au sein de la CCNR, dont les institutions sont intergouvernementales, le pouvoir revient aux États qui décident par consensus des politiques à mener. Les représentants des différents ministères des Affaires étrangères et des Travaux publics y exercent un pouvoir presque sans partage, alors que les acteurs locaux de la navigation et du commerce n’y sont que très peu représentés. L’auteur souligne ensuite la continuité de l’institution dans un contexte de révolutions, tant en France qu’en Allemagne, mais montre que la constitution de l’Empire allemand en 1871 – l’éviction de la France remplacée par un représentant d’Alsace-Lorraine – est ambivalente, la politique prussienne, jugée agressive par les petits États allemands, conduisant in fine à une meilleure coopération au sein de la CCNR. De la même façon, à l’âge d’or des États nations et dans un contexte international marqué par un fort nationalisme, la coopération au sein de la Commission centrale se double souvent d’une âpre concurrence, notamment entre l’Allemagne et les Pays-Bas. Bennemann analyse aussi l’ambivalence de l’internationalisation voulue par la CCNR, parfois rejetée par les États membres, qui se développe finalement de façon spontanée à partir des acteurs de terrain, mais sans que l’on puisse pour autant parler du développement d’une véritable conscience européenne. Au sein de la CCNR, la montée en puissance de nouveaux acteurs – les techniciens et les inspecteurs – sur la scène internationale s’avère déterminante. Dotés de solides bagages scientifiques, ils contribuent de façon essentielle au développement d’une culture scientifique et d’expertise internationale. Ce qui est également central, c’est l’impact de ce Wissensregime sur le développement économique rhénan.

À la fin de son ouvrage, l’auteur explique que des recherches similaires gagneraient à être menées, dans une perspective comparative, sur d’autres commissions fluviales internationales, voire même sur d’autres organisations internationales du XIXe siècle. Quoi qu’il en soit de ses recherches futures, Nils Bennemann, nous offre, avec ce livre aux perspectives originales, une meilleure compréhension de l’histoire de la CCNR, qui reste encore beaucoup trop méconnue. À ce titre, on peut regretter que l’auteur ait restreint son champ d’étude aux seules »prérogatives« scientifiques de cette organisation internationale qu’il aurait pu aborder de façon plus globale.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Martial Libera, Rezension von/compte rendu de: Nils Bennemann, Rheinwissen. Die Zentralkommission für die Rheinschifffahrt als Wissensregime, 1817–1880, Göttingen (V&R) 2021, 314 S., zahlr. Kt. (Veröffentlichungen des Instituts für Europäische Geschichte Mainz, 260), ISBN 978-3-525-33605-2, EUR 70,00., in: Francia-Recensio 2021/4, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2021.4.85120