Juliane Brauer, chercheuse au Marx-Planck-Institut für Bildungsforschung à Berlin, est spécialisée dans l’étude de l’histoire des émotions. L’ouvrage présent, son habilitation, traite de la RDA sous un angle nouveau, les affects que l’on repère au travers des Lieder chantés lors des manifestations officielles, récréatives ou scolaires. La photo qui illustre la page de couverture montre une chorale d’enfants d’une dizaine d’années sous la direction d’un enseignant qui joue de l’accordéon, l’objectif étant d’étudier la tranche d’âge de 6 ans à 25 ans, intégrée dans les organisations de jeunesse.

L’ouvrage s’appuie sur de nombreux documents: des recueils de chansons, des revues, les comptes rendus des chorales, les programmes pédagogiques imposés aux écoles, les directives du SED et les comptes rendus de la Stasi. Juliane Brauer ne se contente pas de décrypter les textes, mais analyse aussi ce que véhicule la musique. Les titres des chapitres montrent quelles valeurs la RDA voulait faire émerger: le patriotisme, la confiance, l’authenticité, la conscience de soi. En parallèle, Juliane Brauer montre l’évolution à l’Ouest.

La présentation est chronologique et traite de la période entre 1945, l’effondrement du IIIe Reich et la fondation des Jeunes Antifascistes, l’ancêtre de la FDJ (Freie Deutsche Jugend, Jeunesse libre allemande), et 1973, date à la fois de la reconnaissance de la RDA à l’étranger et du Festival international de la jeunesse. Pour cette période, on ne compte pas moins de 2800 Lieder, la moitié faisant partie du répertoire d’avant-guerre. La RDA accorde beaucoup d’importance à la constitution d’un recueil de Lieder, celui de 1946 intégrant essentiellement des Volkslieder (héritage bourgeois) et des chants soviétiques (tradition ouvrière) en l’absence de nouvelles compositions.

L’année 1945 marque, certes, une rupture, mais inaugure une phase transitoire où perdurent en 1946 des relents nazis au sein de la FDJ, qui est surtout à l’origine une organisation de loisirs et de formation. Juliane Brauer évoque l’exemple du jeune compositeur Siegfried Köhler ayant retrouvé un poste en dépit de son implication dans le régime nazi. Soulignons au passage que les rythmes pop, rock et le jazz sont bannis de la scène est-allemande, car supposés véhiculer des idéologies ennemies (mais qu’ils ne font pas non plus l’unanimité à l’Ouest).

À l’Est, le SED impose une »discipline démocratique« (p. 77) dès la fondation de la RDA en 1949 et le IIe Congrès du SED. Les directives marxistes-léninistes élaborées à cette occasion ne correspondent guère aux aspirations concrètes des usagers qui réclament, par exemple, des chants de Noël et des Wanderlieder. Une belle exception d’importance: »Das Lied der neuen Jugend« (»Le Lied de la nouvelle jeunesse«), composé par Walter Rohde pour le mouvement des Pionniers, fondé en 1948. Malgré une mélodie peu entraînante et bien trop complexe sur le plan rythmique, ce Lied remporte un franc succès avec son passage progressif du mode mineur au majeur. L’image évoquée est celle d’un avenir prometteur qui sera atteint grâce aux efforts conjugués des jeunes. Un tel succès tient peut-être aussi à l’usage récurrent de clichés tels que le dynamisme, les progrès, l’action ou bien à son caractère solennel, empreint de sérieux et très contrôlé qui rappelle l’hymne de la RDA de Johannes R. Becher pour les paroles, sur une musique de Hanns Eisler. Le passé n’y est guère évoqué ou en termes négatifs comme les »cendres«, la »mort«, les »blessures« qui contrastent avec les projets d’avenir, la »clarté«, la »fertilité«, la »paix«, la »tranquillité«. Un autre exemple en mai 1950, toujours avec Johannes R. Becher et Hanns Eisler, »Das Lied von der blauen Fahne« (»le Lied du drapeau bleu«), avec la thématique du drapeau, bleu comme les chemises de la FDJ ou le foulard des Pionniers, symbolisant une jeunesse en marche, le poing brandi vers le ciel.

Le début des années 1950 est marqué par de multiples festivals de la jeunesse à l’Ouest comme à l’Est où il s’agit d’électriser les masses. Ils sont 500 000 à Berlin en 1950, 2 millions en 1951, mais seulement quelques milliers en provenance de 14 pays à la Lorelei ou à Hambourg à l’appel des Falken socialistes: maigre résultat qui dévoile le peu d’intérêt à l’Ouest pour ces rencontres.

Aux débuts de la RDA, le cours de musique, rebaptisé cours de chant, n’a pas souvent lieu, sans doute faute d’enseignants. Mais l’école est étroitement reliée aux organisations de jeunesse, ce qui facilite en 1955 le contrôle du répertoire par le régime. En 1959, 84,3% des élèves sont affiliés aux Pionniers (p. 155) et se retrouvent deux fois par mois au cours d’après-midis organisés avec des chants. Les paroles sont simples à mémoriser et tous les exemples ont pour objectif d’influencer »positivement« les élèves en faveur de la ligne politique du régime. Cette conception très normative des Pflichtlieder (Lieder obligatoires) perdure jusqu’en 1989. Lors des rencontres d’Erfurt en 1961, les enfants lancent des appels de soutien aux soldats qui gardent le Mur au moment de sa construction, aux accents faussement apolitiques de »Wer möchte nicht am Leben bleiben?« (»Qui ne voudrait pas rester en vie?«, composé par Wera Küchenmeister et Kurt Schwaen en 1959, p. 179).

L’une des valeurs cultivées à l’Est est celle du patriotisme, reposant sur l’amour du Heimat, celui de Wilhelm Pieck, une figure de père des Pionniers. C’est aussi l’époque d’une redécouverte du passé du mouvement ouvrier d’avant-guerre avec la glorification du personnage d’Ernst Thälmann, »Teddy« pour les enfants, le héros communiste assassiné par les nazis à Buchenwald (p. 189). Ce culte inspire de nouveaux titres comme »Ernst Thälmann ist nicht tot« (»Ernst Thälmann n’est pas mort«, Willi Layh, Ottmar Gerster). La Jugendweihe, cérémonie remplaçant progressivement la confirmation et la communion, réunit en 1959 87% des jeunes. On retrouve tous les mythes précédemment évoqués dans »Auf zum Sozialismus« (1959, Hans et Ilse Naumilkat) avec une insistance sur la réussite matérielle de la RDA prévue pour 1980!

La seconde moitié de cet ouvrage est fort réussie, car Juliane Brauer y fait une vraie synthèse pour la période postérieure à 1961, intégrant enfin plus largement les aspects économiques et la politique internationale, et y décrit les réactions des jeunes face au régime de plus en plus sclérosé et défiant. L’idée de chœurs proches de la FDJ rencontre moins d’impact auprès de la jeunesse malgré les efforts des dirigeants pour créer un nouveau stock de Lieder. Les relations se dégradent jusqu’en décembre 1965, date de la onzième séance plénière du SED, qui, entre autres, interdit les orchestres proches des Beatles, leur opposant une musique socialiste »propre« et mesurée, capable d’accompagner la »construction du socialisme«.

La vogue de la country-music fait souffler à Berlin-Est un vent de nouveauté et d’enthousiasme avec les »Hootenannies«, fêtes spontanées autour de Perry Friedmann, un jeune Canadien, qui représentait pour le régime une alternative acceptable à la musique pop et habituait le public aux airs d’auteurs compositeurs avec un accompagnement au banjo et à la guitare, sans oublier les chansons politiques entonnées lors des manifestations de soutien aux luttes des pays opprimés et la musique folk. L’arrivée au pouvoir de Erich Honecker en 1971 fait brièvement souffler un vent de libéralisation qui profite aussi à la musique et, en particulier, au succès du grand festival de la jeunesse de 1973. Pourtant, la Stasi veille à ce que des chansons interdites comme celles de Wolf Biermann ou de Bettina Wegner ne puissent se faire entendre.

Un ouvrage à découvrir sur les effets mobilisateurs des chansons et leurs manipulations politiques.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Anne-Marie Corbin, Rezension von/compte rendu de: Juliane Brauer, Zeitgefühle – Wie die DDR ihre Zukunft besang. Eine Emotionsgeschichte, Bielefeld (transcript) 2020, 427 S., 54 s/w Abb., ISBN 978-3-8376-5285-7, EUR 45,00., in: Francia-Recensio 2021/4, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2021.4.85121