Contre l’histoire des idées à la Meinecke et contre l’histoire sociale du type Bielefeld, Reinhart Koselleck a avancé, à maintes reprises, la nécessité d’une théorie des temps historiques. Mais une telle théorie générale est-elle véritablement possible? Comme tout le monde pour ainsi dire, Koselleck lui-même a métaphorisé la question du temps en parlant de »strates temporelles« (Zeitschichten); il en a repéré et contextualisé diverses images, le plus souvent spatiales, mobilisées par les acteurs dans leurs discours. Au final, il a néanmoins échoué à en donner une théorie d’ensemble, de même qu’il a échoué à donner une anthropologie quasi transcendantale conséquente, hiérarchisée et non lacunaire permettant de ressaisir structuralement tout le spectre des existences humaines possibles. L’historiographie qui lui fait suite en poursuit néanmoins l’interrogation fondamentale, ce qui est déjà un legs substantiel dans l’histoire des explicitations intellectuelles collectives où la cumulativité des questions importe davantage que l’obsolescence chronique des réponses.

Le livre de Lucian Hölscher sur les »jardins temporels« (Zeitgärten) reprend une partie du projet koselleckien afin de nous aider à mieux décomposer la question du temps historique et de ses modes de figuration narrative; il nous invite également à thésauriser les principaux moments historiographiques durant lesquels le problème a été durablement reconfiguré jusqu’à nous. La métaphore, ici encore, est spatiale. Dès l’ouverture du livre, Lucian Hölscher s’appuie en effet sur ces passages fameux de l’histoire universelle de Bossuet dans lesquels le temps se trouve spatialisé, les époques figurées comme des promontoires rocheux, à vue panoramique entre l’avant et l’après, et les temporalités humaines y sont appréhendées comme les différents motifs d’un jardin au sein duquel déambuler. Mais au-delà de cette simple métaphore, Hölscher se penche sur toutes les »figures temporelles« qui depuis les temps modernes (en gros depuis le XVIIe siècle et la polémique Newton/Leibniz sur le »temps absolu«) sont apparues pour dire l’historicité des sociétés humaines.

Trois parties distinctes composent l’ouvrage. Dans un premier temps, assez court (p. 21–59), Lucian Hölscher revient sur les concepts principaux du temps (Zeitbegriffe), et en particulier sur la différence entre temps abstrait (hors historicité humaine) et temps concrets, incarnés (et appréhendés comme succession, durée, simultanéité, contemporanéité). Dans une seconde partie, qui constitue le développement le plus long de l’ouvrage (Geschichtswerke; p. 63–207), Hölscher opère un choix de 24 historiens – de Schlözer, et Archenholz au second XVIIIe siècle jusqu’à Ulrich Herbert et Willibald Steinmetz en passant entre autres par Gervinus, Droysen, Febvre, Kocka, Golo Mann ou encore Mazower – dans l’œuvre desquels il décrypte soit la thématisation plus ou moins explicite de la question du temps, soit la façon dont les temps historiques, les époques, les ruptures et continuités, etc. sont narrativement figurées. Le choix des 24 est bien entendu limitatif; Lucian Hölscher s’en explique, et il serait absurde, comme cela s’est vu dans certaines recensions, de lui reprocher de ne retenir que des historiens de langue allemande (ce qui est majoritairement mais pas exclusivement le cas), a fortiori blanc et mâle. Dans un troisième et dernier mouvement du livre (Zeitfiguren, p. 211–287), Lucian Hölscher ressaisit l’ensemble du problème en proposant d’identifier plusieurs figures fondamentales du temps historique: sa linéarité directionnelle, l’esprit du temps (Zeitgeist), la notion d’époque et celles des grandes scansions (Epoche), le progrès (Fortschritt), l’évolution (Entwicklung), les strates temporelles (Zeitschichten), le dédoublement narratif entre temps réel et temps figuré (doppelte Zeitebene), le moment clef du type kairos, les ruptures historiques, l’accélération et l’apocalypse, pour l’essentiel.

Summa summarum, le livre de Lucian Hölscher peut-être lu comme une triple contribution: une contribution critique à l’épistémologie des sciences historiques en tant qu’elles mobilisent, sans souvent les expliciter, des figures agrégatives du temps qui relèvent de l’interprétation et de la mise en récit de la matière historique; une contribution à l’histoire des historiens et historiennes et des discours modernes mobilisant de telles figures agrégatives dont l’effet de vérité n’est pas négligeable; une contribution enfin à une anthropologie historique générale qui remettrait au centre du jeu la question des temporalités historiques par différence avec le temps vide et abstrait du cosmos. Toutes ces choses sont d’importance, au sens où les notions de scansion, de rythme, de césures époquales, de continuité et discontinuité, de changement, d’accélération, etc. ne se trouvent dans aucun document historique concret, au sens où elles relèvent bien plutôt de l’herméneutique et de la réflexivité conceptuelle, bref de ce que l’œuvre (à tort négligée par les historiens de métier) d’Heinrich Rickert appelait dès 1896–1902 »die kulturwissenschaftliche Begriffsbildung«, via des concepts discrets individuant le flux continu et hétérogène des étants dans le temps.

On peut toutefois se demander et demander à l’auteur si une telle entreprise se soutient véritablement d’elle-même. Entendons par là qu’il est sans doute permis de douter, et c’est l’une des impasses de Koselleck lui-même, que l’interrogation sur les temporalités historiques et ses figures historiographiques puissent être déliée des catégories processuelles macro d’une sociologie historique comparée d’une part et des conditions de possibilité anthropologique de toute histoire humaine possible. Le mouvement de l’histoire s’actualise dans des instances empiriques concrètes qui ressortissent à des ordres finalisés d’activité, visant à résoudre des problèmes qui ne peuvent pas ne pas se poser à toute époque et en chaque cercle culturel (problème démographique, sanitaire, technique, économique, politique, éthique, eschatique, etc.); ce mouvement global doit être caractérisé, par l’historien et l’historienne, au niveau collectif des résultantes agrégées d’actions micro-sociologiques; ces catégories-agrégats ne figurent également dans aucune source documentaire; elles sont construites comme types et processus ex post et doivent par conséquent faire l’objet d’une critique épistémologique au fil du développement intersubjectif des sciences humaines et sociales. Il reste que cette grammaire processuelle fondamentale de la sociologie historique comparée doit primer sur tout autre type d’enquête. L’épistémologie et l’histoire des »figures temporelles« (Zeitfiguren) ne saurait être que la cerise réflexive sur ce gâteau-là. Sans cette fondation à la fois anthropologique (quels ordres finalisés de toute activité existent-ils en nombre fini?) et socio-historique comparée (comment lesdits ordres problématiques se sont-ils actualisés selon les conditions d’existence concrètes de chaque groupement humain?), cette vaine de réflexion n’est au mieux qu’une énième historia litteraria à la manière du XVIIIe siècle et au pire qu’une paraphrase esthétisante de trivialités bien connues sur les métaphores du temps. Cela renvoie plus généralement à un défaut de fondation de la sémantique historique, non pas dans l’histoire sociale (Koselleck a bien montré que l’opposition était intenable et qu’elles entretenaient un rapport nécessairement complémentaire) mais bien en rapport à la sociologie historique comparée au service d’une histoire universelle.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Alexandre Escudier, Rezension von/compte rendu de: Lucian Hölscher, Zeitgärten. Zeitfiguren in der Geschichte der Neuzeit, Göttingen (Wallstein) 2020, 325 S., ISBN 978-3-8353-3757-2, EUR 28,00., in: Francia-Recensio 2021/4, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2021.4.85127