Les études décrivant l’assassinat des juifs en Europe, comme l’appelle justement le Mémorial de Berlin, sont nombreuses et continuent d’éclairer sur ce phénomène. Mais des travaux ont été réalisées déjà dès la commission des crimes commis par l’Allemagne nazie. Cet ouvrage lève le voile sur cette tâche de pionniers et les conditions dantesques de sa réalisation.
C’est un livre précieux pour la mémoire, autant que pour le rétablissement de la réalité du travail accompli, qui est désormais à disposition. Il montre que des hommes et des femmes, en assez grand nombre, ont œuvré à la mise en évidence de l’indicible. Certains ont commencé leur œuvre dès avant la fin de la guerre; d’autres ont agi à la fin du conflit, œuvrant parfois dès leur propre sortie des camps. La première génération de ceux qui ont travaillé à la mise en évidence des crimes nazis étonne et détonne; on y trouve des personnages connus pour leur implication dans la bibliographie, comme des inconnus attelés à la tâche, humble mais indispensable, du traitement, classement et utilisation d’une somme considérable d’archives, témoignages et documents.
Les premiers chercheurs ont saisi immédiatement, comme une catharsis, la nécessité de savoir et l’urgence scientifique d’étudier, pour donner une preuve de l’impensable réalité. C’est un devoir pour ceux qui sont morts et une enquête approfondie, minutieuse et qui, au-delà de la mise en évidence des faits, ne devait pas jamais s’arrêter.
L’ouvrage est bilingue. La traduction de la version allemande en version anglaise, assurée par Olivia Feldman, commence par un double titre qui traduit bien l’ampleur de la somme réalisée. En anglais, il s’agit de montrer comment ont été découverts les crimes. A ce travail de pionniers, s’ajoute la finalité du travail, affichée en allemand: »suivre et éclairer«. Tel un jeu de piste en effet, nous suivons le travail d’enquêteur mené par la première génération de chercheurs. Ils savent, parce qu’ils en ont été souvent les victimes, en Allemagne et dans les pays sous sa domination, ce qu’il s’est passé. Il faut donc suivre la piste des criminels et mettre la lumière sur le crime commis. Cela apparaît bien dans l’évocation par Stephan Lehnstaedt de la région d’origine de nombre de membres de cette première génération: la Galicie. Rachel Auerbach, Emanuel Ringelblum, Philip Friedman, Hersch Lauterpacht et Raphael Lemkin y ont leurs parents. Les trois premiers veulent offrir au monde entier un rapport sur les meurtres commis et éclairer sur ceux-ci, tandis que les juristes travaillent sur leur qualification. L’apport de Lemkin, faisant naître la notion de génocide, est connu. L’intérêt d’étudier les circonstances des premières investigations en 1941 sur ce fait est montré de façon éclatante par Hans-Christian Jasch. »The crime without a name« est la formule de son article éponyme, qui est d’une telle puissance, qu’elle n’est pas traduite dans la version allemande. Comment qualifier l’indicible, aux aspects criminels multiples (meurtres de masse, atrocités commises sur les victimes, asservissement, etc.)? Documents reproduits mis à disposition, Jasch nous livre des rapports sur les faits commis et des articles de presse de la période de guerre. Ce sont des sources essentiellement occidentales, ce qui met à jour le silence assourdissant en Union soviétique sur ces questions, alors que bien des faits se déroulent sur son territoire, occupé il est vrai.
Vient alors le temps d’une démarche que l’ouvrage rappelle être basée sur la trilogie suivante, à laquelle chacun a sa part: documentation, commémoration, poursuite. La parole des victimes et survivants ne suffit pas; il faut rassembler du matériel d’archives, souvent en mauvais état. Au crime de fonctionnaire, brassant des tonnes de papiers, devait répondre un travail non moins sérieux de collecte des données. Intimement mêlée, la mémoire de ceux qui sont disparus prend d’emblée une force d’autant plus grande que le deuil, sans sépulture ni service funéraire, est impossible. On est toujours à la recherche de traces, dans un mouvement expiatoire et d’une justice d’exception: une poursuite des crimes par des instances internationales s’appuie sur des incriminations nouvelles.
La partie centrale de l’ouvrage consiste en un dictionnaire biographique de ces premiers chercheurs, connus pour les uns, sortis de l’ombre pour les autres: Rachel Auerbach, Nachman Blumental, Louis De Jong, Ilja Ehrenburg et Wassili Grossman, Philip Friedman, Tuviah Friedman, Maria Hochberg-Marianska, Hersch Lauterpacht, Raphael Lemkin, Filip Müller, Léon Poliakov, Eva Reichmann, Gerhart Riegner, Emanuel Ringelblum, Jacob Robinson, Massimo Adolfo Vitale, Alfred Wiener, Simon Wiesenthal, Joseph Wulf, ainsi qu’une sélection de chercheuses oubliées, collaboratrices des institutions et de leurs maris comme Ada Eber, Nella Rost et Gesia Silkes.
On regrettera cependant que ces petites biographies ne suivent pas toutes le même plan et se concentrent pour certaines sur les années suivant la guerre, n’offrant pas, comme certaines, heureusement, d’étude biographique complète sur le lieu d’origine, la formation, le vécu de ces personnages-clés. Un dictionnaire biographique complet serait un complément essentiel à cette histoire.
Non moins intéressante cependant est la dernière partie composée d’études sur les conditions de travail de cette première génération de chercheurs. Laura Jokusch montre combien ce travail de pionnier n’était pas possible sans se pencher sur les personnes déplacées, phénomène majeur de l’immédiat après-guerre. Un matériel indispensable et reconstruit est ainsi mis à disposition par le travail, notamment, d’Israel Kaplan. À l’Est et à l’Ouest, cette fois, les initiatives se multiplient pour une œuvre d’ampleur menée par la commission historique centrale, dont est exposée ici la genèse. Stephan Stach se penche sur la commission historique centrale juive et l’institut historique juif de Pologne, dont les origines remontent aux années de guerre. Sa présence, dès novembre 1944, à Lublin, siège du nouveau gouvernement polonais, illustre les méandres de son existence dans la domination soviétique. Mais la Pologne, lieu principal des crimes visés, est un endroit d’investigation inévitable. C’est ce que montre Katrin Stoll dans son article portant sur la manière de témoigner des crimes allemands par les transcriptions de ce qu’ont vécu les juifs en Pologne. Les difficultés de cette tâche sont immenses: rapporter les faits, libérer la parole, démêler les expériences, etc. 30 000 à 50 000 juifs survivants dans l’ancien territoire du Gouvernement général doivent être sollicités sur le sort de 3,3 millions de personnes.
Hans-Christian Jasch revient sur le thème central du traitement des crimes commis à l’égard des juifs dans le procès de Nuremberg. Le »Jewish Case« y est essentiel, longuement abordé, mais ne suffit pas à couvrir l’ensemble des crimes commis par ceux qui portent la responsabilité de l’Allemagne nazie et de ses organes. Lemkin s’essaya à l’utilisation de plusieurs mots, avant de retenir celui de génocide. Comme le souligne Jasch, quoiqu’il en soit, l’étendue des crimes ne pouvait être intégralement visible. Christine Schmidt et Ben Barkow se penchent sur l’aventure de la Wiener Library, à Londres, centre de documentation et lieu pédagogique à la fois. Nadav Heidecker rappelle rapidement les origines de la commémoration et la recherche sur l’holocauste en Israël, afin de compléter cette histoire essentielle.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Clément Millon, Rezension von/compte rendu de: Hans-Christian Jasch, Stephan Lehnstaedt (Hg.), Verfolgen und Aufklären/Crimes Uncovered. Die erste Generation der Holocaustforschung/The First Generation of Holocaust Researchers, Berlin (Metropol Verlag) 2019, 352 S., zahlr. ill., ISBN 978-3-86331-467-5, EUR 24,00., in: Francia-Recensio 2021/4, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2021.4.85129