L’année 1975 marque un tournant majeur pour le carré stratégique Paris-Bonn-Londres-Washington. Jusque-là cantonnées aux questions allemande et berlinoise, les consultations entre les quatre capitales voient progressivement s’élargir leur domaine de compétences pour inclure des thématiques qui échappent aux seuls enjeux de guerre froide. Deux espaces d’échanges voient ainsi le jour: l’un pour les affaires économiques, connu sous le nom de G6 puis de G7, et incluant, outre les pays fondateurs, le Japon, le Canada et l’Italie; l’autre pour les questions de politique étrangère, avec pour seuls membres les États-Unis, la Grande-Bretagne, la France et l’Allemagne de l’Ouest. Si le premier a largement été médiatisé, le second est demeuré dans le secret, au point d’avoir longtemps échappé à l’œil attentif des chercheurs.
L’ouvrage de Nicholas Lang, issu d’une thèse de doctorat en histoire contemporaine soutenue à l’Université de Münster en septembre 2019, vient combler cette lacune historiographique. Par le biais d’une étude minutieuse et fouillée des relations entre les principaux protagonistes sur la période 1973–1981, l’auteur s’attelle à mettre en lumière la genèse, le développement et l’institutionnalisation de ce »directoire« de l’Ouest.
L’introduction (p. 1–26) présente les quatre séries de questions (»Fragenkomplexe«) autour desquelles se structure l’argumentaire: l’identité des initiateurs et les intérêts qui ont présidé à l’élargissement des entretiens quadripartites, le choix des thématiques et les évolutions structurelles, l’influence du nouvel organe de consultations sur la mise en œuvre des politiques étrangères, et les réactions des pays membres de l’OTAN et de la Coopération politique européenne. Une sous-partie est également consacrée aux sources mobilisées, lesquelles se distinguent par leur abondance et leur grande diversité, témoignant du travail de recherche mené: fonds des Bibliothèques présidentielles américaines et du Département d'État, papiers des Archives fédérales allemandes et de l'Auswärtiges Amt, cartons des Archives nationales françaises et du Quai d'Orsay, dossiers des Premiers ministres britanniques et du Foreign Office pour l'essentiel, sans compter les documents publiés (FRUS, AAPD, DDF, DBPO). Une série d’entretiens avec d’anciens diplomates complète le dispositif.
Brefs et transversaux, les deux premiers chapitres permettent de retracer l’évolution des consultations quadripartites, dans la lettre comme dans l’esprit. Un premier développement (p. 27–47) est consacré à la mise en œuvre du groupe de Bonn (»Bonner Vierergruppe«), de sa création en 1955 à la Réunification de 1990, et à l’intensification de ses travaux, principalement entre 1969 et 1972, tandis que se déploie la phase bilatérale de l’Ostpolitik brandtienne. Le second (p. 48–70) est dévolu à l’idée de directoire occidental, telle qu’elle a été développée par le Général de Gaulle dès son retour aux affaires, et dont le mémorandum adressé le 17 septembre 1958 à Eisenhower et MacMillan en vue d’établir une consultation à trois sur les grandes problématiques internationales est la meilleure illustration, jusqu’à sa reprise par Kissinger dans le courant des années 1960.
La suite de l’argumentaire suit une chronologie plus serrée. Le troisième chapitre (p. 71–103) porte sur la proposition de Kissinger d’élargir les consultations à quatre dans le cadre de l’année de l’Europe (»Year of Europe«), qu’il appelle de ses vœux dans son discours du 23 avril 1973. Pour le Secrétaire d’État, l’idée est de resserrer les liens avec l’Europe occidentale, après le rapprochement avec l’URSS puis la Chine l’année précédente. L’initiative se heurte toutefois à une fronde des États européens, qui n’acceptent pas d’être relégués au rang de simples puissances régionales quand Washington affirme son engagement global. La crise trouve une fin heureuse l’année suivante avec l’accord de Gymnich, qui permet de concilier les attentes américaines en matière de coopération internationale et la mise en œuvre de la CPE.
Le quatrième chapitre (p. 104–181) se concentre sur l’élargissement effectif des consultations quadripartites. Après les frictions autour de l’initiative de Kissinger, l’année 1974 voit s’accumuler les crises qui rendent nécessaire l’établissement d’un dialogue à quatre sur les principales problématiques internationales. Le début de la Révolution des Œillets au Portugal le 25 avril puis l’invasion turque de Chypre le 20 juillet lèvent les dernières réticences et conduisent Américains, Britanniques, Français et Allemands à se rapprocher afin de trouver ensemble une solution aux conflits qui touchent le flanc sud de l’Europe. Ce dialogue prend un tour plus officiel l’année suivante avec la création du G6, décidée à Helsinki le 31 juillet et organisée pour la première fois à Rambouillet du 15 au 17 novembre 1975, ainsi que l’instauration de consultations élargies aux questions internationales, effective le 5 septembre.
Le cinquième chapitre (p. 182–315) met en évidence le double mouvement d’institutionnalisation des échanges quadripartites et de défense contre les attaques émanant des États tiers, Italie en tête, tout au long de l’année 1976. Il s’ensuit un élargissement des thématiques traitées à quatre, qui débordent le simple cadre de l’Europe méridionale pour y inclure, entre autres, les affaires africaines. À Rome, l’initiative est mal perçue, en ce qu’elle constitue, pour l’Italie, une remise en cause de son statut de troisième grand État européen et de membre de l’OTAN. Aussi décide-t-on de l’inclure au sein du G7, sans toutefois lui ouvrir les portes des consultations à quatre. L’affaire connaît un nouveau développement lors du G7 de Porto Rico les27 et 28 juin 1976. Tandis que se déroule le sommet économique, Kissinger, Crosland, Sauvagnargues et Genscher décident de se retrouver afin d’évoquer la percée communiste aux élections générales italiennes. L’entreprise fait grand bruit à Rome, où elle agite les médias et place le gouvernement dans l’embarras.
Le sixième chapitre (p. 316–501) s’ouvre avec l’arrivée du tandem Carter/Brzezinski à la Maison-Blanche le 20 janvier 1977 et tente d’en mesurer les conséquences sur la conduite du dialogue quadripartite. Les entretiens sont de fait infléchis par le nouveau style de l’administration Carter, qui entend bâtir une politique extérieure sur des principes moraux affermis. Le sommet du G7 à Londres les 7 et 8 mai apparaît comme l’épreuve de vérité, et met en évidence la volonté du nouveau président américain de maintenir les organes de consultations établis par son prédécesseur, au soulagement de ses partenaires. Dans le même temps, les tensions Est-Ouest font leur retour, essentiellement dans la corne de l’Afrique, où la révolution éthiopienne de 1974 se solde pour Washington par la perte d’un allié traditionnel dans la région. En 1978, la poursuite de la guerre de l’Ogaden débouche sur une détérioration sensible des relations américano-soviétiques.
Le septième et dernier chapitre (p. 502–708) met en lumière les derniers ajustements dans les consultations à quatre au tournant des années 1980. Le sommet de la Guadeloupe du 4 au 6 janvier 1979, largement médiatisé, réunit les quatre chefs d’État et de gouvernements en vue d’aborder le problème des SS 20 soviétiques en Europe et la crise moyen-orientale. Il provoque de sévères critiques de la part de l’Italie et des pays membres de l’OTAN, qui y voient un »directoire« dont ils seraient exclus. Décision sera alors prise de ne plus renouveler l’opération, et de s’en remettre aux ministres des Affaires étrangères ainsi qu’aux directeurs politiques pour mener les discussions à quatre. La prise d’otages à l’ambassade américaine de Téhéran le 4 novembre 1979, l’invasion soviétique en Afghanistan le 26 décembre et le début de la crise polonaise en 1981 conduisent à une intensification des consultations quadripartites. Quant aux changements gouvernementaux survenus entre 1979 et 1981, leur impact sera minime sur la poursuite de ces échanges informels. Un ultime chapitre en forme de conclusion (p. 709 –736) permet de résumer et mettre en perspective les principaux acquis du travail de recherche.
Rendre compte en peu de mots d’une étude aussi foisonnante relève de la gageure. L’ouvrage de Nicholas Lang, par la qualité et la précision du travail mené, s’inscrit dans la droite ligne des travaux d’Helga Haftendorn sur les mécanismes des consultations quadripartites, et constitue un apport fondamental tant pour l’historiographie que pour la science politique. Relevons également la présence d’illustrations et de schémas qui assurent une meilleure compréhension du propos tout en lui donnant une certaine épaisseur. Enfin, le choix des bornes chronologiques permet de jeter une lumière nouvelle sur une période souvent négligée de la guerre froide et des relations transatlantiques, à savoir la seconde moitié des années 1970, sise entre la détente (1963–1975) d’une part, et l’ère Reagan (1981–1989) d’autre part.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Julien Genevois, Rezension von/compte rendu de: Nicholas Lang, »Direktorium« des Westens? Die geheimen weltpolitischen Vierergespräche der USA, Großbritanniens, Frankreichs und der Bundesrepublik Deutschland, 1973–1981, Paderborn, München, Wien, Zürich (Brill; Ferdinand Schöningh) 2020, X–801 S., zahlr. Ill., ISBN 978-3-506-70330-9 , EUR 168,00., in: Francia-Recensio 2021/4, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2021.4.85130