L’ouvrage de Silke Mende est consacré à la politique de la langue française menée en France à destination de la métropole, de l’empire et du système international. Il dépasse largement l’histoire institutionnelle des différents acteurs de diffusion de cette langue pour s’intéresser aux perceptions françaises de déclin – la francophonie apparaît comme un sismographe des autoreprésentations en France –, aux discours sur les valeurs prétendument liées à la langue et à son utilisation pour organiser l’intégration ou le rejet des populations (colonisés, immigrés, ruraux). Ainsi, la francophonie devient un projet politique: c’est la thèse de l’ouvrage qui questionne la langue comme outil de contrôle social.
Dans une perspective clairement française, la chronologie adoptée couvre schématiquement la période de l’Empire en Afrique, de 1860 à 1960. Il peut paraître étonnant que l’ouvrage s’achève au moment précisément où se développent et s’institutionnalisent les organisations de la francophonie (Association des universités partiellement ou entièrement de langue française, Agence de coopération culturelle et technique), elles-mêmes portées plutôt par des acteurs canadiens et africains. C’est un parti pris qui permet d’un côté de se concentrer sur cette politique linguistique à une époque où effectivement la France est en première ligne pour la mettre en œuvre à l’échelle globale. De l’autre, on regrette cette approche du fait francophone qui perpétue l’idée d’un espace très francocentré: elle affaiblit un peu l’originalité de cette recherche et porte à confusion par rapport à l’espace francophone qui s’institutionnalise après la période étudiée.
Ce choix se répercute sur les ouvrages théoriques mobilisés. Alors que l’apport des »postcolonial studies« est finalement peu explicité, celui de l’histoire impériale autour de la »new imperial history« est clairement défini. L’ouvrage se focalise donc clairement sur cette politique de la langue développée dans ce pays au »double caractère«, à la fois républicain et impérial.
Très clairement structuré selon un plan chronologique, l’ouvrage est divisé en deux parties: la première porte sur la construction d’une politique républicaine de la langue à partir du dernier tiers du 19e siècle, phase offensive; la seconde porte sur les interactions entre cette politique des langues et le contexte géopolitique entre 1918 et 1960. Les chapitres sont habilement conclus par des synthèses qui permettent de s’orienter facilement dans le déroulement de cette histoire.
Après un premier chapitre rappelant la genèse de l’idée que la langue française serait porteuse de valeurs particulières, le deuxième chapitre s’intéresse au rôle de la Troisième République dans la politique de la langue en métropole et dans l’empire naissant. Le troisième chapitre présente l’appareil scientifique – savant ou profane dans le cas des missionnaires – qui se développe à la fin du 19e siècle pour définir des catégories – la langue et la race en particulier – qui sont aptes à mesurer la puissance nationale en élaborant des hiérarchies. Le quatrième chapitre se concentre sur les principales organisations de diffusion de la langue. En particulier, l’action de l’Alliance israélite universelle permet de montrer que la politique linguistique n’est pas qu’au service de la nation française, mais que, en phase avec le républicanisme, elle a aussi été considérée comme un moyen d’émancipation d’une minorité.
Après cette approche chronologique, la seconde partie aborde la question du lien entre cette politique et la modernité en étudiant trois domaines: l’empire (chapitre 5), les relations internationales (chapitre 6) et la métropole (chapitre 7). Un dernier chapitre est consacré au devenir de la francophonie au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.
Le cinquième chapitre se focalise principalement sur les différents acteurs de diffusion de la langue dans les mandats français au Proche-Orient: l’autrice souligne les continuités avec l’ordre colonial tout en montrant les mouvements de rejet par les populations locales qui se fondent parfois sur la rhétorique de la SDN pour faire entendre leur voix. L’analyse d’autres voix contestataires comme celle des étudiants dans le cas de l’Indochine est moins approfondie. Dans le sixième chapitre, l’autrice montre avec beaucoup de précision comment le sentiment de déclin du français en tant que langue internationale se superpose à un rejet de toute langue internationaliste. Les promoteurs de cette politique linguistique tentent de sauver les meubles en s’appuyant sur l’empire pour présenter le français comme langue universelle. Le chapitre sept marque une sorte de rupture dans l’ouvrage en se focalisant sur la politique linguistique en tant que facteur d’intégration politique en métropole. D’une part, la réforme de l’orthographe apparaît comme un moyen d’intensifier la diffusion du français à la fois dans les campagnes et à l’étranger. D’autre part, à travers l’histoire du Foyer français, l’autrice montre que la politique linguistique est une manière de trier les futurs citoyens issus de la migration, en particulier entre les Européens qui reçoivent un enseignement du français et les colonisés qui restent souvent à l’écart. Ces liens entre l’international et le national sont incontestablement l’une des grandes forces de cette recherche.
Le dernier chapitre décrit l’affaiblissement définitif du français comme langue internationale. À l’échelle globale, durant la Seconde Guerre mondiale, les organisations de promotion de la langue montrent leurs divisions entre collaboration et résistance et l’après-guerre ne laisse que peu de chance au français, même si certaines voix de l’exil londonien tentent d’argumenter que si l’anglais est une langue intercontinentale, le français reste la langue européenne. L’autrice semble montrer que cette politique linguistique est alors à bout de souffle et que la francophonie institutionnelle relancera, sur de nouvelles bases, cette politique linguistique.
Cet ouvrage comble très clairement une lacune dans l’histoire de la politique de la langue française à l’international, en se concentrant sur une période moins étudiée et en comparant toujours la politique à l’égard de la métropole et celle de l’empire. Ce choix chronologique permet de repérer une continuité en dépit des ruptures de l’histoire politique.
Des regrets subsistent sur le choix de restreindre la francophonie à la France – la quasi-disparition des patois en Suisse romande pourrait faire l’objet d’une comparaison – et de finalement peu s’intéresser, dans les colonies comme dans la métropole, à la réception de cette politique, aux pratiques quotidiennes et à la contestation. Cette dernière remarque incombe peut-être au corpus d’archives, essentiellement institutionnelles, privilégié par l’autrice. Malgré cela, cette recherche repose sur une vaste documentation et une bibliographie très maîtrisée. Elle est déjà incontournable pour qui s’intéresse à la politique du français dans une perspective globale et appelle à de fructueux travaux comparatifs.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Matthieu Gillabert, Rezension von/compte rendu de: Silke Mende, Ordnung durch Sprache. Francophonie zwischen Nationalstaat, Imperium und internationaler Politik, 1860–1960, Berlin, Boston (De Gruyter Oldenbourg) 2020, X–478 S. (Studien zur Internationalen Geschichte, 47), ISBN 978-3-11-065236-9, EUR 59,95., in: Francia-Recensio 2021/4, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2021.4.85134