Dans ce passionnant et très vivant ouvrage dialogué, les auteurs racontent la genèse et le dépassement du mythe des »ennemis héréditaires«, avec tout l’apport de l’historiographie récente. Et comment on en est arrivé au »couple franco-allemand«, vieux couple désormais, mais très moderne, ajouterais-je, et tolérant fort bien les Seitensprünge.
Les malentendus commencent dès Richelieu et Louis XIV, avec leurs annexions successives aux dépens du Saint-Empire, dont l’Alsace. Le Congrès de Westphalie établit en effet un nouveau système européen mettant la France à l’abri de l’encerclement par les Habsbourg et de leurs prétentions à l’empire universel. Comme le montrent bien les auteurs, cette histoire a été revisitée à partir du XIXe siècle, et on a attribué à Richelieu des conceptions systématiques qui n'étaient pas de son temps. Exemplaire dans ce sens un ouvrage de 1940, d’ailleurs encore très lisible aujourd’hui malgré sa date de parution peu engageante, du professeur Friedrich Grimm, conférencier à succès de l’Institut allemand de Paris, »Le Testament de Richelieu«, très largement diffusé à l’époque pour soutenir la propagande allemande en France occupée. Le livre retraçait l’histoire de la politique extérieure française du XVIIe siècle jusqu’à Versailles en en montrant la continuité, reposant sur la volonté permanente de diviser les »Allemagnes« – interprétation systématique, mais pas totalement fausse!
Cependant les choses étaient plus compliquées: de Richelieu à la Révolution française, la politique allemande de la France reposait d’abord sur l’influence, en particulier vers la Rhénanie et la Bavière, et sur des formes assez souples de pénétration, tenant compte de la diversité des situations. Il y eut bien sûr des dérapages, en particulier sous Louis XIV avec l’épouvantable »ravage du Palatinat«, date de naissance, à mon avis, du lent processus de séparation morale des deux peuples1. Mais enfin, les choses n’étaient pas encore figées: Goethe fit ses études à Strasbourg, appartenant désormais à la Couronne de France, mais dont l’Université était restée »allemande«. Et les interpénétrations de toute nature se poursuivaient, culturelles et humaines, car nombre d’Allemands (souvent des artisans très qualifiés) venaient s’établir en France, en particulier à Paris, jusqu’au XIXe.
La Révolution et l’Empire introduisirent une nouvelle phase et créèrent par réaction le nationalisme allemand moderne. La plupart de mes collègues français croient encore que la France de la Révolution fut bien accueillie en Rhénanie, ça fait partie des mythes. La réalité se manifesta avec le discours de Fichte à la »nation allemande« en 1807, et avec le soulèvement de 1813, aux accents entraînants de »Was ist des Deutschen Vaterland?», de Ernst Moritz Arndt. Soulèvement politique mais aussi culturel, avec de nombreux facteurs, y compris le ressentiment des Huguenots chassés par Louis XIV (jusqu’à 25 % de la population de Berlin à certains moments du XVIIIe siècle). Disons ici que le facteur religieux a toujours été essentiel aux yeux des Allemands, et le reste, et que les Français ne le comprennent que rarement.
Ceci dit, rien n’était encore joué, comme le montra le »printemps des peuples« en 1848. Mais un problème apparut dès le Parlement de Francfort: une libre Allemagne nationale, débarrassée des vestiges de l’Ancien Régime, aurait compté 70 millions d’habitants, avec l’Autriche! L’enthousiasme parisien baissa tout de suite considérablement. Les Conservateurs auraient voulu revenir au monde d’avant, Louis-Napoléon, le Prince-Président puis l’Empereur (polyglotte…) comprit lui que les temps changeaient, et que la solution kleindeutsch de Bismarck était encore la moins incompatible avec les intérêts français. Il aurait certes préféré une solution tripartite (Allemagne du Nord, Allemagne du Sud, Autriche) mais enfin, malgré ses nombreuses maladresses, laissé à lui-même et sans la pression d’un Corps législatif chauvin et de bonapartistes durs soucieux de réparer Sadowa, il aurait peut-être accepté l’unification, à condition que la nouvelle Allemagne accepte d’établir de bons rapports avec la France? Il n’est pas certain d’ailleurs que Bismarck ait été aussi sûr de lui et machiavélique en 1870 qu’il l’a dit dans ses mémoires, ex post facto… Mais il reste qu’après le succès français que fut le retrait de la candidature Hohenzollern au trône d’Espagne, il réussit à s’assurer la compréhension des grandes puissances face à l’insistance excessive de Paris, qui conclurent que les Français étaient vraiment impossibles et avaient besoin d’une leçon.
Nos auteurs nous présentent admirablement la guerre de 1870, que depuis quelques années l’historiographie a revisitée. Mais on notera que la Revanche n’est pas une revendication universelle. Beaucoup de Français ne s’intéressent pas à l’Alsace, problème d’ailleurs très spécifique, et que ne règle pas l’aimable pirouette de Renan à propos du »plébiscite de tous les jours« (car en droit international, encore de nos jours, la question est beaucoup plus complexe). Lors des contacts franco-allemands secrets en 1917 des solutions innovantes de condominium furent évoquées, en particulier par Briand.
Au fond, la IIIe République put s’établir en partie grâce à la bienveillance discrète de Bismarck, qui partageait avec elle la détestation de Rome et de l’Infaillibilité pontificale (dogme proclamé en 1870). Et ce fut aussi grâce à Bismarck, à partir du Congrès de Berlin de 1878, que la France put se doter d’un immense empire colonial. (Il s’agissait aussi d’opposer Français et Britanniques.) Ce ne fut qu’à partir de la crise marocaine de 1905 que les relations devinrent réellement mauvaises (encore en 1900, l’expédition internationale envoyée à Pékin pour protéger les Légations assiégées par les Boxers est commandée par un maréchal allemand, personne ne s’en offusque). Il faut dire que Berlin multiplia les maladresses et tomba dans tous les pièges tendus par une Russie de plus en plus panslaviste et une France de plus en plus nationaliste. Là vraiment on passa à l’»ennemi héréditaire« (avec des nuances: en 1914 les quelques 20 000 pauvres répétitrices françaises qui enseignaient le français aux enfants de bonne famille purent rester en Allemagne sans aucun problème si elles le souhaitaient).
Toutes les erreurs de 1919 et des années 20 et 30 sont évoquées, il est bon de se les rappeler, malgré des tentatives de rapprochement toujours ambigües cependant, même entre Briand et Stresemann. Pendant que naissait une nouvelle Allemagne, débarrassée de beaucoup des »morschen Knochen« de l’Ancien monde, mais aussi du minimum d’encadrement moral traditionnel. 1940 produisit Outre-Rhin une sorte de dilatation morale et un sentiment d’une revanche historique. Mais l’Occupation et les projets d’Ordre nouveau en Europe laissèrent en France des traces négatives durables (qui compliquèrent beaucoup les débuts de la Construction européenne). C’est de Gaulle qui légitima la réconciliation franco-allemande auprès des deux peuples, il faut le souligner.
Pour finir, je dirais que les Allemands, d’Adenauer à Kohl, ont réussi à intégrer les trois axes politiques de la RFA: l’atlantique, l’européen et le national. Avec le succès que l’on sait. Alors que les Français se déchiraient entre nationalistes »classiques«, atlantistes, Européens intégrationnistes et Européens confédéraux à la de Gaulle. D’où de nombreux zigzags, et la stupeur de Paris en 1989. Si François Mitterrand ne fut certes pas prophète, il comprit néanmoins, plus vite que Mme Thatcher, que la réunification était irrésistible et que la France devait s’engager résolument dans le processus européen pour maintenir de bonnes relations avec Berlin. Après une liaison tumultueuse, on régularisait.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Georges-Henri Soutou, Rezension von/compte rendu de: Hélène Miard-Delacroix, Andreas Wirsching, Ennemis héréditaires? Un dialogue franco-allemand, Paris (Fayard) 2020, 216 p. (fayard histoire), ISBN 978-2-213-71747-0, EUR 20,00., in: Francia-Recensio 2021/4, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2021.4.85135