Fritz Bauer, pourfendeur du silence sur les crimes du national-socialisme, organisateur du grand »procès d’Auschwitz« à Francfort, défenseur d’une libéralisation du système judiciaire et plus largement de la société fédérale allemande, juriste de gauche, donc forcément: Fritz Bauer, icone de »68«. En tout cas, voilà le cliché. La réalité est bien plus complexe.

Pour les cinquante ans de »68« et de la mort de Fritz Bauer, et ainsi qu'à l'occasion de la publication, en deux énormes volumes, de ses »Kleinere Schriften«, un colloque organisé par le Fritz-Bauer-Institut en juillet 2018 fut l’occasion a permis de revenir sur le rapport entre Bauer et le mouvement étudiant des années 1960-70. Le présent volume en présente – dans une forme augmentée et transformée – les résultats.

Dans l’introduction, Katharina Rauschenberger, chercheuse au Fritz-Bauer-Institut et co-éditrice du livre, expose clairement la complexité de la question du rapport entre Bauer et le mouvement étudiant naissant. Sur le papier, le travail de Bauer offre de nombreuses entrées qui auraient dû et pu intéresser la jeune génération: poursuites contre les criminels nazis, lutte pour une libéralisation du droit pénal, soutien (quand il en eut l’occasion) de la contestation de la législation sur l’état d’exception. Mais au bout du compte, le constat – explicitement posé en introduction et ensuite décliné à travers le livre – est celui d’un dialogue qui n’a pas eu lieu. Même quand il fut mis en scène: analysant la fameuse émission de 1964, »Heute Abend Kellerclub«, dans laquelle Bauer est confronté aux questions de jeunes allemands (étudiants, mais aussi syndicalistes et militants politiques), et qui sert généralement d’illustration à son dialogue avec la jeunesse, Rauschenberger pointe la rupture qui s’installe entre la demande de discours politique engagé et de critique structurelle émanant des jeunes et les réponses fixées sur l’éthique individuelle de Bauer: »Le credo de Bauer – ›Personne ne crée la démocratie, à moins que ce ne soit vous, moi, nous, chacun pour soi‹ – sonnait très apolitique à leurs oreilles« (p. 14). Finalement, la pondération républicaine de Fritz Bauer, »qui appartenait plutôt à la génération des grands-parents que des parents des soixante-huitards« (p. 18), n’était guère audible pour des jeunes en phase de radicalisation.

Mais surtout, ce qui fonde à la difficulté d’étudier le rapport de Bauer à »1968«, c’est ce que résume parfaitement Hanna Hecker dans un article sur la revue étudiante »Diskus«: »Dans quelle mesure Fritz Bauer aurait partagé ces principes théoriques, ainsi que la volonté qui en découlait pour de nombreux étudiants de rompre radicalement avec les conditions existantes, reste non élucidé: il est décédé le 1er juillet 1968« (p. 67). Dès lors, bien des considération sur "Fritz Bauer et 68" qui portent sur le rapport de Bauer à »68« se font nécessairement sur le mode de la conjecture: ainsi Jörg Requate note qu’»on doit pouvoir supposer« (p. 99-101) que Bauer était une référence importante pour les juges critiques de la Justice tels que Rudolf Wassermann et Theo Rasehorn, mais qu’il est »spéculatif« (p. 100) de se demander s’il aurait participé au Aktionskomitee Justizreform.

Dès lors, le livre répond à un triple objectif: d’une part, éclairer la pensée de Fritz Bauer sur des sujets qui trouveront (ou auraient dû trouver) un écho dans le contexte historique du moment »68«; d’autre part, montrer comment les idées de Bauer furent reprises (ou plus souvent: pas reprises) au sein du mouvement étudiant; enfin: éclairer les dynamiques générales qui peuvent précisément expliquer cette absence notable de dialogue avec l’œuvre de Bauer. Cette logique générale s’organise autour de quatre grandes sections thématiques: une première consacrée à la question du rapport entre »droit et national-socialisme« et les efforts de Bauer pour traduire en justice les criminels nazis; une deuxième qui se penche sur le problématique de »la démocratisation de la justice«; une troisième portant sur la pensée réformatrice de Bauer en matière de droit pénal et de Sexualstrafrecht et une dernière section sur la place de Bauer dans l’évolution théorique de la nouvelle gauche allemande dans la deuxième moitié des années 1960.

Au bout du compte, le fil rouge de l’ensemble des articles est celui d’une rencontre manquée. Si sa mort précoce fait qu’il est difficile de savoir ce que Fritz Bauer aurait fait de »68«, il est manifeste, à travers les différents éclairages offerts, que »68« ne sut pas vraiment quoi faire de Bauer.

Toutefois, cela n’entame en rien l’intérêt de la lecture ainsi offerte. Le livre dresse un tableau passionnant des »longues années 1960« (Detlef Siegfried) dont le tournant s’amorce dès 1958/59 avec l’exposition itinérante sur la »Justice nazie impunie« (»Ungesühnte Nazijustiz«) organisée notamment par Reinhard Strecker – qui, plus tard, se décrira justement comme un »cinquante-huitard« (p. 214) pour se démarquer des »soixante-huitards« qui suivent.

Et dans ce contexte, il apparaît indéniable que l’œuvre et les actions de Fritz Bauer contribuent à créer les conditions intellectuelles et sociales qui permettent à la critique étudiante d’émerger. C’est notamment ce que souligne Annette Weinke (p. 72) en guise d’ouverture d’un article qui s’intéresse ensuite au fait que le mouvement étudiant délaisse rapidement les apports historiques des grands procès contre les criminels nazis pour se consacrer aux théories (bien plus générales et abstraites) sur le fascisme. Weinke avance l’hypothèse qu’aux yeux des étudiants les procès contre les criminels nazis auraient même été l'expression d’une »justice politique«, car envisagés comme l’avers d’une médaille dont le revers était la législation sur la sécurité nationale (Staatsschutzrecht) qui protégeait les anciens nazis au sein de l’État. Dans une telle perspective, les procès n’auraient été qu’un »alibi«, visant à détourner l’attention des continuités personnelles et structurelles entre le régime national-socialiste et la République fédérale (p. 77). Eclairant la même question sous un angle un peu différent, David Bebnowski montre la manière dont la réflexion de la nouvelle gauche berlinoise – illustrée notamment à travers la Internationale Liga für Menschenrechte (ILMR) et de la revue »Argument« qui lui sert de relais – passe d’un intérêt historique pour l’antisémitisme à une réflexion sur le conditions structurelles des crimes antisémites du national-socialisme et arrive ainsi à une réflexion critique sur le capitalisme et à un retour au marxisme. Si Bauer pouvait être une référence pour la première étape, il est marginalisé pour la seconde.

Même dans des domaines plus spécifiquement juridiques l’influence de Bauer est moins manifeste qu’on aurait pu le penser. Ainsi, l’article de Jörg Requate montre que la pensée de Bauer aurait offert bien des »portes d’entrée« à la critique étudiante, mais il est bien obligé de constater en conclusion qu’»elles ne furent reprises à cette époque, ni par le mouvement étudiant, ni par les juristes réformateurs« (p. 101). Et l’excellent article d’Alexandra Kemmerer sur la naissance de la revue »Kritische Justiz«, montre, entre autres choses, que Fritz Bauer accompagna avec enthousiasme et investissement la mise en place de cette revue critique du droit, mais qu’il refusa au dernier moment de figurer dans l’impressum. Les ultimes considérations de Kemmerer sur la stratégie médiatico-politique de Bauer comme »l’expression d’un travail stratégique multidimensionnel« mériteraient d’être creusées plus avant.

Dans tous les cas de figure, on ne peut que recommander la lecture de cet ouvrage riche, complexe et éclairant.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Christian Roques, Rezension von/compte rendu de: Katharina Rauschenberger, Sybille Steinbacher (Hg.), Fritz Bauer und »Achtundsechzig«. Positionen zu den Umbrüchen in Justiz, Politik und Gesellschaft, Göttingen (Wallstein) 2020, 278 S. (Studien zur Geschichte und Wirkung des Holocaust, 3), ISBN 978-3-8353-3845-6, EUR 34,00., in: Francia-Recensio 2021/4, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2021.4.85137