Je fis la connaissance de Helmut Reinalter lors d’un congrès à Innsbruck, en 1988, sur la Révolution française vue d’Europe centrale, un an avant le bicentenaire de 1789. Il me parla d’un projet de livre sur Ruge et d’archives à Londres et Amsterdam, et cela parce que ma communication au congrès portait sur la gauche hégélienne et Ruge face à l’héritage de la Révolution jusqu’en 1848, Marx inclus, dont j’avais publié en 1986, avec François Furet, une anthologie commentée des nombreux textes sur la Révolution française.

Plus de trente ans plus tard, je vois que Reinalter a eu de la suite dans les idées. Lui et moi n’avons jamais perdu de vue un Ruge souvent trop négligé au profit d’un Marx tenu pour une brillante exception, alors qu’il n’est, au départ, qu’un des éléments de cette gauche hégélienne que j’ai proposé1, d’appeler l’hégélianisme critique. Sur Ruge en particulier, j’ai publié deux traductions avec des notes et deux longues présentations2. Les textes ainsi traduits sont de 1843 et 1844 sur l’»entente« révolutionnaire entre Allemands et français et sur le »patriotisme«, puis de 1849, face à un échec révolutionnaire que Ruge souhaite transformer en un nouveau départ victorieux, sur la nécessité d’une seconde révolution, plus radicale que celle de mars 1848, et inspirée par le socialisme républicain français de Louis Blanc, sur la base d’un coopératisme généralisé, n’abolissant pas la propriété privée, mais la relativisant au nom du droit de vivre en travaillant selon ses capacités, coopératisme opposé, à la fois, au capitalisme et au communisme.

Reinalter définit son entreprise comme double, biographique et d’analyse des textes. Après l’introduction sur les Lumières, la Révolution et le début du mouvement démocratique au XIXe siècle, l’ouvrage s’attache au milieu d’origine de Ruge, l’île baltique de Rügen, dont Reinalter ne souligne pas assez le relatif archaïsme: travailleurs agricoles longtemps réduits au servage, fermiers, dont le père de Ruge, et grands propriétaires. Puis viennent les activités de Ruge dans une Burschenschaft traversée par le radicalisme démocratique de Karl Follen. Mais Reinalter aurait pu aussi montrer l’autre face du mouvement, qui est teutomane, francophobe et judéophobe. L’activité de Ruge dans un groupe radical, le Jünglingsbund, débouche sur une peine de forteresse de quinze ans, réduits à cinq, de 1826 à 1830.

1830, avec la révolution de Juillet, signifie le retour de la France à sa tradition révolutionnaire, modèle pour les peuples d’Europe, dont l’allemand. Ruge, enseignant non titulaire à l’université prussienne de Halle avec une thèse sur l’esthétique de Platon, découvre alors la philosophie de Hegel, mort en 1831. Il devient à partir de 1837–1838, avec les »Hallische Jahrbücher für Wissenschaft und Kunst«, devenues en 1841 »Deutsche Jahrbücher…« à Dresde, en Saxe, le cœur médiatique et politique de la gauche hégélienne. Reinalter met en évidence, chez Ruge, la notion de »nouvelle Aufklärung«, la critique néohégélienne ou »humaniste« de l’aliénation religieuse s’intégrant à une perspective de changement politique, puis l’idée que Ruge se fait de la démocratie dans un »État du peuple« (»Volksstaat«), et il en vient au conflit entre Ruge et Marx, à Paris, en1843–1845, autour des »Deutsch-französische Jahrbücher«, donc au cœur du problème, celui du communisme dans ses rapports avec la démocratie.

Après cette rupture, Ruge quitte Paris et collabore en 1845–1846 avec Julius Fröbel, un éditeur démocrate allemand en exil à Zurich, puis revient en Allemagne, à Leipzig (Saxe). L’ouvrage décrit ensuite l’activité de Ruge en 1848–1849, y compris comme député au Parlement de Francfort, si décevant pour lui, mais aussi à Berlin et en Saxe. Après 1849, l’exil anglais inclut un essai de poursuite de l’activité politique, en lien avec l’infatigable républicain italien Mazzini et d’autres vaincus de 1848: Polonais, Hongrois et Français, dont Ledru-Rollin. Puis vient le ralliement partiel de Ruge, en 1866, au moment de la victoire prussienne de Sadowa sur l’Autriche, au nom de la nation allemande à unifier, à la politique bismarckienne, ralliement assorti de réserves. Le livre s’achève sur la réaffirmation, à laquelle Reinalter tient beaucoup, de la consubstantialité entre la gauche hégélienne, dont Ruge, et l’Aufklärung.

Quelques remarques critiques:

1°) à propos de la »nouvelle Aufklärung«, Reinalter aurait pu montrer le parallélisme explicite, chez Ruge, entre le schéma Lumières/Révolution française et le schéma hégélianisme critique ou »humanisme«/révolution allemande à venir.

2°) La philosophie de l’histoire de Hegel fournit à Ruge le fondement théorique de ses aspirations émancipatrices antérieures, issues du radicalisme de la Burschenschaft.

3°) L’appellation bürgerlicher Demokrat ne me semble pas justifiée pour Ruge, cette formule, très utilisée en RDA, séparant artificiellement une politique dite prolétarienne d’une politique dite bourgeoise, alors que Ruge représente un radicalisme démocratique et petit-bourgeois, hostile à la fois à l’Ancien Régime austro-prussien, au libéralisme bourgeois et au communisme (Moses Heß et Marx).

4°) Le terme de »république social-démocrate« ou »sociale et démocratique« est emprunté par Ruge à Louis Blanc, avec qui il fut en rapports sympathiques à Paris. Par où l’on voit que la social-démocratie, tenue en France pour une spécialité allemande, a une partie de son origine dans le républicanisme social ou socialiste de la monarchie de Juillet (Blanc, Buchez, Cabet, Pierre Leroux), pour lequel le socialisme est identique à la république, sans distinction entre le politique et le social.

5°) La participation de Ruge aux événements de 1848–1849 et son long commentaire (voir notre traduction-présentation de 2021) sont abordés trop succinctement, alors que, pour Ruge, rien n’est encore »joué« en 1849: il a l’espérance d’une seconde révolution.

6°) Le ralliement partiel à Bismarck en 1866, au nom de l’unité allemande, témoigne de la persistance, chez Ruge, de l’héritage de la Burschenschaft et de la complexité de son rapport au »patriotisme« français et à un »nationalisme« allemand issu des guerres antinapoléoniennes de 1813–1815.

7°) Un tableau chronologique mettant en regard l’époque, la vie de Ruge et ses textes, aurait été utile.

Ces remarques n’ont en vue qu’une éventuelle discussion positive et n’ôtent rien à l’intérêt d’un livre très bienvenu pour les chercheurs et le public intéressé par l’idée démocratique et son devenir difficile en Allemagne, le sociologue Max Weber, cité par Lukács en 1969, ayant même estimé que les »malheurs« de l’Allemagne, jusqu’au nazisme inclus, auraient leur origine dans le fait qu’aucun Hohenzollern, à la différence de Charles Ier en Angleterre et de Louis XVI en France, n’y a jamais été décapité.

1 Lucien Calvié, Heine/Marx. Révolution, libéralisme, démocratie et communisme, Uzès 2013.
2 Aux origines du couple franco-allemand. Critique du nationalisme et révolution démocratique avant 1848, Toulouse 2004, que Reinalter cite, et: La Fondation de la démocratie en Allemagne, Grenoble 2021, paru postérieurement à sa monographie.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Lucien Calvié, Rezension von/compte rendu de: Helmut Reinalter, Arnold Ruge (1802–1880). Junghegelianer, politischer Philosoph und bürgerlicher Demokrat, Würzburg (Königshausen & Neumann) 2020, 267 p., ISBN 978-3-8260-7120-1, EUR 49,80., in: Francia-Recensio 2021/4, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2021.4.85140