Depuis le discours d’Emmanuel Macron à Ouagadougou le 28 novembre 2017, la France s’est engagée dans une politique active de restitution des biens culturels africains qui a récemment abouti au retour emblématique de 26 œuvres des trésors royaux d’Abomey à la République du Bénin, le 26 octobre 2021. Le pari du président français est tenu, le principe de l’inaliénabilité des collections dérogé, le transfert des objets culturels africains symboliquement amorcé. Tandis que le Humboldt-Forum a désormais ouvert ses portes dans le cœur de la capitale berlinoise, les débats suscités par les questions postcoloniales sont, quant à eux, toujours aussi vifs en Allemagne qui a promis de premières restitutions au cours de l’année 2022.

L’ouvrage »Geschichtskultur durch Restitution? Ein Kunst-Historikerstreit« édité par Thomas Sandkühler (université Humboldt de Berlin), Angelika Epple (université de Bielefeld) et Jürgen Zimmerer (université de Hambourg) présente les différentes facettes de cette controverse historiographique concernant les »arts« des États postcoloniaux et donc principalement les historiens de l’art et du patrimoine. Comme le suggère le titre, elle évoque le débat (Historikerstreit) qui enflamma le pays dans les années 1980, sous la houlette de Jürgen Habermas, visant à faire reconnaître la place particulière de la Shoah au sein des massacres commis sous les régimes totalitaires. Sans doute, en Allemagne, l’histoire coloniale est-elle plus étroitement associée à l’histoire du nazisme, la question des restitutions et des réparations morales étant profondément ancrée dans la mémoire collective des atrocités et, plus spécifiquement, des génocides perpétrés pendant ces périodes historiques.

Le livre comprend 21 contributions individuelles dont trois en anglais, toutes écrites par des chercheurs et chercheuses renommés, aux positions souvent antagonistes. L’étude introductive rédigée par les trois coéditeurs insère ces points de vue dans le contexte postcolonial plus large et rappelle ce que l’on entend par la culture de l’histoire (Geschichtskultur), concept développé à partir de la fin des années 1980 et dans les années 1990 dans l’espace germanophone pour désigner les diverses manifestations de l’histoire dans le temps présent et la manière dont l’histoire est appréhendée dans la vie sociale contemporaine. Christoph Zuschlag explique entre autres comment cette mémoire de l’histoire ne peut être abordée que de façon globale, les sociétés étant en perpétuelles interactions et elles-mêmes en évolution (voir l’introduction, p. 18–19 et p. 429–447). Il reprend ici des principes chers à l’histoire culturelle, élaborés dès les années 1980 par Michael Werner et Michel Espagne, cherchant à mettre en exergue, dans l’histoire des transferts culturels, les interférences entre les sociétés et les re-sémantisations à l’œuvre, lors de la circulation des œuvres, dans les sociétés à l’origine et à l’arrivée du transfert. La Geschichtskultur s’inscrit cependant dans l’étude des sociétés actuelles et leur rapport au passé, mettant en lumière les traces sensibles de la culture historique dans les temps présents et la manière dont celle-ci se construit.

Le lecteur ne trouvera cependant que peu de développement théorique correspondant à cet ambitieux programme suggéré par le titre et l’étude introductive. En outre, il est curieux que les coéditeurs aient, par le choix de l’expression réductrice de Kunst-Historikerstreit, limité cette querelle à une dispute concernant l’art, alors que les différentes contributions soulignent, paradoxalement, les multiples dimensions du problème: certes historique, artistique et culturel, mais aussi juridique, philosophique, ethnologique, éthique et avant tout politique. Il s’agit plutôt d’une présentation des polémiques existantes sans qu’un bilan conclusif soit véritablement dressé, si toutefois le terme de polémiques est encore adapté. En effet, il n’est presque plus possible aujourd’hui de contester la légitimité des demandes de restitutions concernant le patrimoine culturel africain, sans se voir reprocher de n’avoir pas pris conscience des analyses, au combien pertinentes, des études postcoloniales: grâce à elles, il est établi que l’ère coloniale mit en place un système fondé sur la violence, l’oppression, l’exploitation et l’extermination, plaçant les sociétés coloniales en position de subalternes. Elles ont définitivement remis en cause la légalité des acquisitions des objets culturels en période coloniale, même si la loi de l’époque effectivement le permettait bien (voir pour le contexte historique dans lequel les collections européennes ont été constituées le pertinent article de Rebekka Habermas, p. 79–99 et pour le discours idéologique propagé par les musées la contribution de Mirjam Brusius, p. 125–144).

Devant cette prise de conscience européenne, et probablement aussi en raison de la voie politique claire affichée par la France, les anciens opposants/réticents aux restitutions en Allemagne ne peuvent désormais que proposer des solutions alternatives de circulations des œuvres dans des expositions temporaires (Hermann Parzinger, p. 101–112) et plaider pour une implication des communautés d’origine dans les pratiques d’expositions (Hartmut Dorgerloh, p. 113–123). D’autres rappellent l’importance de continuer à étudier les sociétés colonisées auxquelles ces objets ont été confisquées, de tracer le circuit emprunté par les œuvres et leurs significations actuelles et passées (Erhard Schüttpelz, p. 37–54 ; Benno Nietzel, p. 147–162; Andreas Eckert, p. 245–259). Quant aux fervents partisans de la restitution, ils ne souhaitent plus discuter que des modalités du retour, notamment pour les collections anthropologiques (Bettina Brockmeyer, p. 411–428 ; Lukas H. Meyer, p. 223–242). Concernant les collections ethnologiques et artistiques, ils se rangent derrière le concept d’un »patrimoine universel«, à partager plus équitablement.

Le livre accorde une place particulière aux voix africaines (Flower Manase, p. 181–189; Safua Akeli Amaama, p. 191–206; Osarhieme Benson Osadolor, p. 207–221). Il souligne à quel point les concepts de propriété, de patrimoine et de droit, ne recouvrent pas les mêmes acceptations, ni les mêmes pratiques, en Europe et en Afrique (Brigitta Hauser-Schäublin, p. 55–78 ; Sheila Heidt, p. 321–346 ; Matthias Goldmann, Beatriz v. Loebenstein, p. 347–384). La question des restitutions ne serait-elle qu’un problème occidental et politique, éloignée des préoccupations des populations africaines d’aujourd’hui? Ne néglige-t-elle pas entre autres le fait que le rapport au passé dans les sociétés africaines est basé probablement plus sur les traditions orales que sur la culture matérielle liée aux objets? Si la recherche de provenance paraît aujourd’hui incontournable dans les discours politiques, ne faudrait-il pas se donner les moyens de cette politique, déjà bien avancés en Allemagne, grâce à la création du Deutsches Zentrum für Kulturgutverluste et prendre en compte la valeur que les sociétés africaines affectent aujourd’hui à ces objets culturels afin de prioriser les restitutions dans les milliers d’objets conservés aujourd’hui en Europe?

Loin d’être un ouvrage théorique, comme le promettait de façon trompeuse le titre, le livre passionnera néanmoins les lecteurs qui s’intéressent au débat, présenté ici dans sa complexité et sa diversité. Il atteste de la volonté des acteurs européens d’impliquer leurs homologues africains et d’assumer avec eux la mémoire du lourd héritage colonial dans les sociétés contemporaines. Le livre laisse néanmoins le lecteur sur sa faim par l’absence de dialogue entre les auteurs et/ou de bilan sur le thème. Le lecteur n’y trouvera pas de réponse aux questions fondamentales sous-jacentes: une politique de restitution permettra-t-elle véritablement de dépasser les structures coloniales d’hier et de construire de nouvelles relations avec les pays anciennement colonisés? Ne s’agirait-il que d’un leurre pour imposer de nouvelles dominations culturelles, politiques et commerciales aux États postcoloniaux ou, au contraire, les États européens, par ces premiers pas, s’engagent-ils effectivement sur une voie qui devrait indéniablement conduire à des réparations appropriées et contribuer à la restauration d’un patrimoine culturel matériel dispersé?

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Hélène Ivanoff, Rezension von/compte rendu de: Thomas Sandkühler, Angelika Epple, Jürgen Zimmerer (Hg.), Geschichtskultur durch Restitution? Ein Kunst-Historikerstreit, Wien, Köln, Weimar (Böhlau) 2021, 456 S., 22 s/w u. farb. Abb. (Beiträge zur Geschichtskultur, 40), ISBN 978-3-412-51860-8, EUR 45,00., in: Francia-Recensio 2021/4, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2021.4.85141