À partir de la fin du Moyen Âge, l’armement à feu a progressivement transformé l’art militaire, et cette transformation des pratiques a assurément changé la manière de penser, représenter et imaginer la guerre: ce sont ces répercussions culturelles de l’introduction de la poudre que Patrick Brugh entend explorer dans son étude centrée sur le monde germanique du début du XVe siècle à la fin du XVIIe siècle. Combinant les études littéraires et l’histoire du fait militaire, ce travail apporte une nouvelle pierre à l’édifice de l’histoire culturelle de la guerre qui se développe depuis désormais plusieurs décennies.
La »démocratisation« du métier des armes, à laquelle l’armement à feu a largement contribué, a remis en question l’utilité, la supériorité et le monopole de la bravoure guerrière revendiqué par la noblesse combattante, dont le modèle était le chevalier – incarnation d’un passé idéalisé et viril. Le héros pouvait dès lors être défait par un ennemi qui lui était inférieur physiquement, socialement et moralement, car désormais n’importe quel fantassin ordinaire et anonyme – voire une femme – pouvait lâchement tuer le plus éminent, le plus fort et le plus valeureux des combattants. L’armement à feu aurait ainsi tué le chevalier à la fois sur le champ de bataille et dans l’imaginaire, créant ce que Patrick Brugh appelle »une dissonance esthétique« entre d’une part, la réalité nouvelle de l’art de la guerre, et d’autre part, les anciens idéaux martiaux hérités de l’Antiquité et du Moyen Âge chevaleresque. La tension omniprésente à l’époque moderne dans nombre d’écrits militaires allemands et européens entre le constat de l’efficacité croissante d’un nouvel outil militaire devenu progressivement incontournable, et la dénonciation réitérée de sa corruption des combattants comme de l’art de la guerre, résulterait de cette même dissonance. Patrick Brugh cherche alors à montrer comment, dans la production écrite de langue allemande, les cadres à la fois esthétiques, moraux, et de genre, bouleversés par l’âge de l’armement à feu, se sont recomposés.
Après un premier chapitre introductif, Patrick Brugh consacre son deuxième chapitre aux premières occurrences manuscrites de l’armement à feu dans la production de langue allemande. C’est probablement dans »Der Ring« de Heinrich Wittenwiler, composé en 1409–1410, que la poudre est mentionnée pour la première fois dans la littérature allemande. Dix ans plus tard, les milices hussites, menées par Jan Žižka, qui a su tirer au mieux parti d’une utilisation encore limitée de la poudre, montrent alors leur efficacité face au choc de la cavalerie impériale. En proposant une première codification de leur profession, le »Feuerwerkbuch von 1420« contribue simultanément à définir un nouveau groupe de praticiens militaires, les Büchsenmeister ou »maîtres d’artillerie«. Les Kriegsbücher ou »livres de guerre« – des compilations d’écrits militaires divers formant des sortes de manuels encyclopédiques d’abord à visée pratique – sont au cœur des deux chapitres suivants. Publié pour la première fois en 1573, le plus fameux Kriegsbuch a été composé par Leonhard Fronsperger, qui se distingue des autres compilateurs par sa condamnation sans appel de l’armement à feu, qu'il présente comme un fléau de Dieu véhiculant la lâcheté et remettant en question le lien entre virilité et bravoure. Comme l’usage de cet armement est néanmoins inévitable, il recommande aux combattants de se nourrir des vertus militaires des Anciens pour échapper à sa corruption.
Au travers des feuilles volantes illustrées (Flugblätter) relatives aux campagnes de Gustav Adolf de Suède en 1630–1632, les chapitres 5 et 6 abordent la période complexe de la guerre de Trente Ans. Ces supports de l’information politique combinant image et texte ne dénoncent pas l’armement à feu, mais l’utilisent comme un motif narratif pour raconter et montrer la guerre. Outre son utilisation comme motif métaphorique, l’armement à feu permet alors d’organiser l’image en guidant, grâce à la fumée, le regard du spectateur qui parcourt ainsi les temps forts de la bataille et visualise le camp de la victoire. Fondamentale pour le développement de l’information imprimée, la guerre de Trente Ans n’est pas non plus étrangère au foisonnement littéraire qu’a connu le monde germanique au XVIIe siècle. Dans le genre romanesque qui se développe alors, c’est le simple soldat qui se substitue au héros chevaleresque comme point focal de la narration. Au travers des œuvres majeures et fondatrices de Hans Jakob Christoffel von Grimmelshausen et de Johann Michael Moscherosch, le chapitre 7 entend montrer comment le développement de nouvelles stratégies narratives a permis aux auteurs allemands de gérer la dissonance esthétique de l’armement à feu, et ainsi de compenser esthétiquement la discordance entre ce que la guerre devrait être et ce qu’elle est. Conclusif, le huitième chapitre montre, par le biais de »Der insulanische Mandorell« (1682) de Eberhard Happel, comment, dans une narration romanesque transposée dans l’espace ultra-marin, le cavalier (Reiter) se substitue au chevalier (Ritter).
Patrick Brugh s’appuie sur une riche documentation qui prend en compte la très grande diversité de la production imprimée allemande, qu’il s’applique toujours à rigoureusement contextualiser, sans en négliger notamment les diverses conventions. Alors que le premier chapitre s’ouvre sur une analyse comparée de deux armures, on peut cependant regretter qu’il ne se soit pas emparé – au moins en partie – des très riches sources matérielles allemandes relatives à l’armement à feu. Par ailleurs, il a fait le choix de structurer son analyse en études de cas nettement circonscrites, toutes bien menées, mais qui peuvent parfois frustrer le lecteur, en ce qu’elles ne lui permettent pas toujours de véritablement étayer certains éléments clés de son argumentation. C’est notamment le cas de la question de la virilité qui est finalement – et paradoxalement – peu développée: la mobilisation des travaux menés sur les femmes combattantes aurait notamment permis d’explorer plus précisément la recomposition des stéréotypes de genre et en particulier d’approfondir l’analyse de la figure de Courasche dans l’œuvre de Grimmelshausen. En outre, la notion d’honneur et la manière dont celle-ci se recompose à l’époque moderne ne font l’objet d’aucune analyse fouillée, et là encore, le recours à la riche bibliographie existante aurait été particulièrement bénéfique. Très nourries du point de vue littéraire, les analyses proposées auraient gagné à l’être autant du côté militaire, notamment en faisant plus nettement la distinction entre artillerie lourde et armes portatives, entre batailles et sièges – ces derniers étant quasiment absents de l’analyse –, entre temps du combat et quotidien de la guerre, entre cavaleries lourde et légère. Enfin, alors que nous manquons encore de travaux s’emparant véritablement de la culture de la guerre comme fruit de dynamiques européennes, il aurait été particulièrement propice dans le cas de l’armement à feu de replacer systématiquement les sources allemandes dans une perspective européenne. Toutefois, au-delà de ces quelques remarques, Patrick Brugh propose une étude bien documentée et stimulante qui ouvre de nombreuses pistes de réflexion pour une histoire culturelle de l’armement à feu qui est encore relativement peu développée.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Émilie Dosquet, Rezension von/compte rendu de: Patrick Brugh, Gunpowder, Masculinity, and Warfare in German Texts, 1400–1700, Rochester, NY (Boydell & Brewer) 2019, XVI–255 p., 12 ill. (Changing Perspectives on Early Modern Europe, 21), ISBN 978-1-58046-968-5, GBP 95,00., in: Francia-Recensio 2022/1, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2022.1.87424