Composé d’extraits de correspondances, journaux intimes, livres de raison, mémoires, pour la plupart inédits, ce recueil est le fruit d’un travail international réunissant les universités de Bordeaux-Montaigne et de Lausanne autour des écrits du for privé. Issu des archives de Bordeaux Métropole et de la Suisse (celles-ci sont valorisées par la base de données Egodocuments.ch), cet important corpus, introduit par Michel Figeac, est organisé en onze sections, précédées chacune par une brève présentation, rédigée par les deux chercheurs et neuf chercheuses du volume.

La notion »écrits du for privé«, lancée par Madeleine Foisil, a longtemps fait consensus en France alors qu’à l’échelle internationale, c’est celle d’»ego documents« proposée à titre opératoire par l’historien néerlandais Jacques Presser, qui prévaut. Elle vise à réunir sous un seul terme les textes rédigés à la première personne qui décrivent la vie et les sentiments d’un individu, regroupant ainsi autobiographies, mémoires, journaux et correspondances. Toutefois, ces textes émanant d’individus fortement ancrés dans des structures communautaires (famille, parenté, voisinage, paroisse, etc.), seraient davantage à considérer selon Isabelle Luciani comme »l’ensemble des configurations narratives de l’expérience personnelle qui contribuent à la construction de l’individu« (p. 574). En Suisse romande, c’est le terme »écrits personnels« qui est retenu, notamment grâce aux travaux de Philippe Henry et de Jean-Pierre Jelmini.

L’anthologie franco-suisse débute par un chapitre consacré aux »Pratiques d’écriture«. Il interroge les instants et les lieux de l’écriture qui attestent du désir de laisser des traces. L’autobiographie conduit parfois au perfectionnement moral. Cette habitude d’écrire devient alors un instrument de formation comme dans les cantons suisses où une alphabétisation précoce – liée en grande partie à l’expansion de la Réforme et aux nécessités de circuler pour les élites militaires et les milieux d’affaires – a favorisé les échanges épistolaires et les écrits intimes. Bonne foi, honneur, amour de l’humanité guident la plume d’individus parfois jeunes jusqu’à un âge avancé, souvent éloignés d’un ou plusieurs membres de leur famille par leur lieu de résidence, de formation et d’activité professionnelle, voire militaire pour les hommes.

La deuxième partie (»Education«) montre que la correspondance est souvent le seul lien entre l’enfant et ses parents. À ce propos, citons la lettre expédiée par le fils d’un planteur de l’île Bourbon que le père a placé dans un collège près de Toulouse et à qui il écrit se réjouir de sa venue prochaine et qu’il serait »encore plus content« si sa mère venait aussi (p. 72). On y lit aussi les difficultés à recruter un précepteur comme le confie Eugène de Courten à son frère à qui il avoue être embarrassé de savoir où placer son fils, car l’enfant »a reculé en fait d’instruction durant le temps qu’il a été entre les mains de son précepteur« soit »18 mois entièrement perdus […] pour les mauvaises manières« (p. 82).

À la croisée de l’histoire du genre et de la famille, le sentiment amoureux, la sexualité et le mariage constituent la matière centrale de la troisième partie (»Mariages, amour et stratégies«). Celle-ci illustre bien la complexité de la »révolution sentimentale« du XVIIIe siècle lorsque Catherine de Charrière de Sévery, s’adressant à sa fille Angletine, pose les termes du débat entre mariage d’amour et de raison, en lui conseillant de ne jamais se marier (p. 133) alors que celle-ci décidera de convoler, malgré l’avis maternel, pour échapper à la tyrannie de son frère.

Dans les quatrième et cinquième parties, les contributeurs et contributrices abordent respectivement la question de la »Maisonnée« et de la gestion domaniale. Ils rappellent le sillon tracé par les travaux de démographie historique et l’impulsion donnée par la création, en 2003, du Groupe de Recherches »Les écrits du for privé de la fin du Moyen Âge à 1914«, animé par Jean-Pierre Bardet et François-Joseph Ruggiu; leurs publications de sources primaires, de thèses, de colloques valorisent l’observation attentive du »vivre ensemble« et des conséquences du mariage dans le choix du lieu de résidence du couple, des difficultés de cohabitation ou encore des relations variables entre maîtres et domesticité au sein d’une même famille. Les écrits du for privé apportent aussi une meilleure connaissance des rouages du monde rural et des rapports entre seigneurs et paysans. Ils déterminent également un profond renouvellement de l’histoire des malades (»Corps et santé«). Cette sixième partie fait état du ressenti des élites face à la maladie, une menace permanente, même dans une société privilégiée.

Les écrits personnels rapportés dans le septième thème rendent compte de la »culture matérielle« tel l’accroissement du luxe dans les milieux privilégiés, caractérisé par exemple par la conquête de l’éclairage et la quête aux chandelles ou encore des acquisitions de meubles. Liste de courses consignées dans un livre de raison et recettes pour une soirée de réception permettent aussi de mesurer les circuits d’approvisionnement ou encore le degré d’ouverture de la noblesse provinciale sur l’extérieur et son goût pour les nouveaux produits. L’anthologie comparatiste aborde aussi la question de la »vie religieuse« (huitième thématique) en terre catholique et protestante, relevant l’importance des rituels et de leurs dépenses pour évaluer le degré de piété et de dévotion dans les divers milieux sociaux.

La vogue de la littérature de voyage au XVIIIe siècle pousse aussi ceux qui parcourent l’Europe à narrer les étapes de leur périple dans des carnets; ils illustrent la diversité des pratiques de la »mobilité« dont le tourisme devient une des motivations révélatrices de l’identité des élites, de l’usage de la double résidence entre ville et campagne, ou des exigences de la sociabilité. On peut retracer les itinéraires choisis, les coûts engagés, la logistique mise en œuvre.

De la mobilité aux loisirs – thème aussi prolixe dans cette anthologie que celui consacré à l’éducation – les sociétés du XVIIIe siècle bénéficient d’une offre culturelle qui constitue une clef de lecture des divisions sociales. L’émergence de théâtres, de champs de courses, de promenades publiques, de clubs et de sociétés dans les cités provinciales, où les élites peuvent se rencontrer et tisser des liens avec la noblesse étrangère de passage, sont propres à la civilisation des loisirs en expansion dans les petits centres de pouvoir.

Enfin, dernier thème abordé, les »observations du ciel et de la terre« illustrent les premières applications de la démarche scientifique à l’échelle individuelle. Au temps des Lumières, l’intérêt pour les phénomènes météorologiques exceptionnels, mais aussi quotidiens, suscite de nombreuses annotations de la part des élites rurales, en lien avec l’exploitation de leur domaine foncier évoqué plus haut.

Complétée par une bibliographie sélective et une biographie des auteures et auteurs des textes, cette anthologie est emblématique de la valorisation des écrits du for privé. Rédigés par des individus aux provenances diverses, ces textes constituent une ressource incontournable pour le développement et l’enseignement de l’histoire de la famille. Balisés par les travaux de l’anthropologie culturelle, de l’ethnologie et de la microstoria, ces vastes corpus d’écrits personnels – dans lesquels ce volume puise des perles rares – s’inscrivent dans les pratiques sociales qui se concentrent sur l’action et sur les stratégies d’individus ou de petits groupes. Le foisonnement de ces textes renseigne sur une infinité de gestes, d’émotions et de représentations mentales. Ils ouvrent des perspectives prometteuses dans le renouvellement des sciences historiques.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Elisabeth Salvi, Rezension von/compte rendu de: Michel Figeac, Caroline Le Mao (dir.), Anthologie franco-suisse d'écrits de l’intime (1680‑1830). La vie privée au fil de la plume, Paris (Honoré Champion) 2020, 639 p., ill. en noir, cartes, fac‑sim., tabl. (Bibliothèque d’histoire moderne et contemporaine, 64), ISBN 978-2-7453-5411-2, EUR 68,00., in: Francia-Recensio 2022/1, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2022.1.87430