La présente étude est le fruit d’une longue gestation: à ses débuts, elle était un projet de thèse de doctorat proposé à l’auteur à l’université de Tübingen par le regretté Sönke Lorenz († 2012), mais c’est à l’université de la Sarre que le projet a finalement trouvé son aboutissement sous les auspices de Wolfgang Behringer et de Johannes Dillinger. L’entre-temps a été marqué par une combinaison d’arrêts de travail temporaires et de périodes de mûrissement. Or – pour anticiper notre conclusion – le résultat de ce travail de longue haleine a, grâce à sa structure logique et à sa rigueur interne, toutes les qualités pour devenir un ouvrage de référence, notamment pour l’enseignement.

Le sujet de l’étude est la doctrine sur la magie et la sorcellerie développée à l’université de Tübingen à l’époque moderne, une université caractérisée par l’auteur comme un »foyer« (Hort) de l’orthodoxie luthérienne aux XVIe et XVIIe siècles (p. 3). Pour cette orthodoxie, comme d’ailleurs pour les discours théologiques de l’ensemble des dénominations confessionnelles de l’époque, la science du diable ou démonologie – qui formait la base de la pensée sur la magie ou la sorcellerie – était une partie intégrante de la réflexion scientifique, comme le souligne l’auteur dans son introduction à la suite de la somme désormais classique de Stuart Clark, »Thinking with demons« (1997). Après avoir situé son sujet historiquement, notamment en faisant référence à la persécution de la sorcellerie dans le duché de Wurtemberg – une persécution plutôt modique en comparaison avec d’autres seigneuries dans l’Empire allemand – et à l’histoire de la faculté de théologie de l’université de Tübingen, l’auteur propose de répartir son sujet en deux »champs discursifs« (Diskursfelder), à savoir les traités académiques en latin et les sermons plus populaires en allemand. Cette distinction a tout son sens, étant donné que les traités et les sermons avaient des destinataires différents. Les dénominateurs communs étaient les auteurs mêmes, car les chaires de théologie étaient rattachées à des offices ecclésiastiques dans l’Église luthérienne de Wurtemberg. Le titulaire d’une chaire avait ainsi d’office une charge pastorale, donc l’obligation de prêcher en public.

La partie suivante est dédiée à une présentation de la théologie systématique développée à Tübingen en matière de démonologie. Ce long chapitre forme le cœur du travail, et il est évident que nous ne pourrons que l’effleurer ici. L’auteur commence son parcours par un survol des passages bibliques dans lesquels il est question du diable. Certains péricopes reçoivent un traitement plus approfondi, ce sont les passages »classiques« discutés et rediscutés par l’ensemble de la démonologie chrétienne pour déterminer le pouvoir exact du diable – question au cœur de toute réflexion en la matière. C’est ce retour aux sources qui représente une des qualités de l’étude. À la suite des sources bibliques, l’auteur reprend les bases de la théologie scholastique, que ce soit Aristote, Augustin ou Thomas d’Aquin, pour parvenir finalement à Luther. Au centre de son attention restent les grandes questions démonologiques qui sous-tendent toute réflexion sur la magie et la sorcellerie: quels sont les pouvoirs du diable, et quelles sont les relations entre le diable et Dieu? La position de Thomas d’Aquin, qui se base bien entendu sur les réflexions de ses »prédécesseurs«, avant tout Augustin, préfigure à bien des égards celles des théologiens luthériens de Tübingen, raison pour un bref rappel: les démons sont des êtres purement spirituels qui possèdent le pouvoir d’influencer le monde matériel. Leur ingérence dans le monde matériel dépend toutefois de la volonté divine, c’est-à-dire de la permission de Dieu – la nécessité de la permissio Dei constituant un consensus accepté par les théologiens de toute dénomination. Grâce à leur nature particulière, les démons ont des capacités qui dépassent celles des hommes; ils sont cependant incapables de créer quelques chose à partir de rien (creatio ex nihilo), privilège exclusif de Dieu, et ne peuvent pas non plus transformer la matière. Par contre, ils ont la capacité de déplacer des objets dans l’espace et ils sont de grands illusionnistes qui trompent facilement les sens de leurs victimes (notamment des sorcières trop crédules). En ce qui concerne les actes magiques, ils sont par principe impossibles. Tout semblant d’efficacité a pour base un fait démoniaque, précédé quant à lui par un pacte démoniaque qui peut être implicite.

Les théologiens de Tübingen adopteront les principes thomistes: le champ d’action du diable est clairement délimité. À l’intérieur de ces limites, les actes du diable sont pourtant réels. Les magiciens et les sorcières, par contre, n’ont aucun pouvoir inhérent – s’ils pensent en avoir, ils sont trompés par le diable. Ils sont tout de même condamnables, non pas pour leurs actes (qui n’ont aucune efficacité en soi), mais pour avoir conclu un pacte avec le diable, que ce pacte soit explicite ou pas. L’analyse de l’auteur va bien entendu beaucoup plus loin, adoptant comme cadre de référence la théologie des XVIe et XVIIe siècles. La discussion touche des thématiques variées telles que la puissance divine, la création, la place respective de l’homme, des anges et des démons ou les miracula divins (opposés aux mirabilia diaboliques). Tous ces aspects sont discutés dans la perspective des discours contemporains sur la magie et la sorcellerie.

Par la suite, l’auteur propose un panorama théologique, passant en revue les positions des représentants de la théologie de Tübingen, à savoir Martin Plantsch (le dernier théologien catholique en place avant le passage à la Réforme luthérienne), Jakob Heerbrand, Theodor Thumm, Tobias Wagner et Johann Adam Osiander. Ses analyses se basent essentiellement sur des traités académiques. Le consensus qui en découle souligne la centralité du pacte diabolique dans le crime du magicien et de la sorcière, crime passable de la peine de mort. Cette rigueur est cependant tempérée par la cure d’âme à laquelle les théologiens de Tübingen étaient astreints par le caractère double de leurs offices évoqué plus haut. Dans les sermons dont l’analyse constitue le deuxième volet du présent travail (après les traités académiques), les théologiens luthériens attribuent le mal dont souffrent les hommes à Dieu, soit que ce dernier veuille tenter les humains, soit qu’il veuille les punir. Les moyens de l’homme de se prémunir contre le mal sont la contrition, la pénitence et un mode de vie chrétien irréprochable, et non pas – c’est le point essentiel – la recherche de coupables telles des sorcières. En ce sens, la position des théologiens luthériens de Tübingen, aussi traditionaliste et rigoureuse (dans la condamnation du pacte diabolique) qu’elle fût, a eu un effet atténuant sur la chasse aux sorcières, conclusion confirmée par le nombre relativement modéré de condamnations pour sorcellerie dans le duché de Wurtemberg.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Georg Modestin, Rezension von/compte rendu de: Thomas Hilarius Meyer, »Rute« Gottes und »Beschiß« des Teufels. Theologische Magie- und Hexenlehre an der Universität Tübingen in der frühen Neuzeit, Hamburg (tredition) 2019, XII–372 S., ISBN 978-3-7323-5023-0, EUR 24,00., in: Francia-Recensio 2022/1, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2022.1.87436