Dans cet ouvrage récemment publié, Maria Weber s’attaque à la problématique de l’endettement à Augsbourg, ville libre d’Empire (freie Reichsstadt), à la charnière des XVe et XVIe siècles. Mais il serait parfaitement inexact de voir dans cette très intéressante contribution un jalon d’histoire financière: c’est bien d’histoire sociale qu’il s’agit ici, et d’une histoire sociale fondée sur les acteurs et leurs comportements. Comme l’auteure le souligne, son approche épistémologique et méthodologique repose sur une théorie de l’action ou, si l’on préfère, une praxéologie attentive aux cas individuels tout autant qu’aux grandes tendances collectives appréhendées par une analyse statistique. Ainsi que l’affirme le titre de l’ouvrage, repris et précisé dans le chapitre 5 qui constitue le cœur de l’argumentation (»Schuldenmachen, aber wie?«), il s’agit d’observer moins le »pourquoi« que le »comment«. En ce sens, l’auteure va dans la direction déjà explorée, en France, par les travaux de Julie Claustre. La praxéologie développée par Maria Weber se place cependant au carrefour de plusieurs champs: la sociologie, l’histoire de la justice et du droit, ainsi que l’histoire culturelle et économique. De ce point de vue, la cité augsbourgeoise – au développement économique soutenu reposant notamment sur le commerce de l’argent, le textile et l’imprimerie – offre un observatoire idéal; ainsi l’ouvrage de Maria Weber participe-t-il d’une meilleure connaissance d’une cité qui a fait l’objet, il y a peu, de la thèse de Dominique Adrian, cette fois-ci dans le champ politique. Si l’auteure fait feu de tout bois pour observer les pratiques de l’endettement, notamment grâce aux sources narratives (chroniques) et normatives (Gerichtsordnungen et Ratsprotokolle), le cœur du propos s’appuie sur les plaintes (Klagen) pour dettes, plaintes qui donnent lieu à des procédures strictement codifiées. L’auteure a donc patiemment compulsé les Gerichtsprotokollbücher du tribunal municipal, ce qui lui a permis de mettre en œuvre une approche statistique.

Sur les onze Gerichtsprotokollbücher retenus entre 1480 et 1532, l’auteure a ainsi comptabilisé 15 600 cas, dont 11 200 concernent des dettes, soit une proportion d’environ 70%, signe de l’importance de la question de l’endettement dans la vie judiciaire quotidienne d’Augsbourg. La tendance est même à la hausse durant le demi-siècle qui fait l’objet de l’étude, puisque le pourcentage le plus bas intervient en 1485 (58%) mais atteint les 90% en 1520. Cependant, le rôle du tribunal de la ville voit sa fonction nettement évoluer, puisque si les registres enregistrent d’abord une majorité de plaintes, au fil du temps ces dernières diminuent au profit des reconnaissances et promesses de dettes (Schuldenbekenntnisse, Zahlungsversprechen) qui assimilent dès lors le tribunal à un rôle de juridiction gracieuse voire, comme le précise Maria Weber, de quasi-notariat, confirmant que la relation entre le débiteur (Schuldner) et le créancier (Gläubiger) est un type de contrat (Schuldenvertrag). D’un point de vue méthodologique, cela évite aussi à l’auteure de n’aborder la relation d’endettement que sous le prisme judiciaire et par conséquent d’une conflictualité qui biaiserait quelque peu l’approche du phénomène. Les procédures par lesquelles le créancier entend récupérer son bien sont d’une complication proportionnelle aux difficultés du débiteur: celui-là peut déposer jusqu’à trois plaintes avant d’obtenir une réponse de celui-ci, réponse qui peut se manifester par le remboursement ou, à l’inverse, la demande et l’obtention d’un délai de paiement. Au terme de ce délai, si le remboursement n’est toujours pas effectué, le tribunal peut ordonner une saisie sur les biens du débiteur. Lorsqu’il n’y a rien à saisir, la procédure aboutit à l’expulsion du débiteur hors de la ville.

Si l’on revient aux aspects socio-économiques de l’endettement, l’auteure constate le montant la plupart du temps tout à fait modéré des sommes empruntées. Encore faut-il s’entendre sur le sens précis de cette dernière expression. En effet, Maria Weber distingue deux grandes formes d’endettement, car il ne s’agit pas toujours, loin de là, d’un prêt d’argent en espèces sonnantes et trébuchantes (Bargeldleihe). Si les prêts existent évidemment, la modalité la plus répandue d’endettement est l’achat à crédit (Borgkauf), qui l’emporte notamment dans les relations d’endettement à dimension professionnelle, comme en témoigne le cas de Margarethe et de son époux Wolfgang Laminit, fabricants de sacs qui se sont procuré, à crédit, une pièce de peau auprès du pelissier Franz Leiber, au tout début des années 1480. Margarethe est rattrapée in extremis alors qu’elle s’apprête à quitter nuitamment Augsbourg, prétextant le recouvrement d’une dette qui, cette fois, lui est due par un débiteur extérieur à la ville. On ne saurait mieux dire, d’une part, le rôle économique d’un endettement rendu nécessaire par le fonctionnement de l’artisanat urbain, et d’autre part, la multiplicité et la variété des interactions sociales causées par l’endettement. À travers ce dernier se construisent et s’effondrent les positions socio-économiques comme le démontre le cas du patricien Hans Hoy, par lequel Maria Weber entame son ouvrage: alors qu’il reçoit ses amis (et néanmoins créanciers), ce marchand enrichi par le commerce avec Venise apprend le naufrage de son bateau, ce qui lui laisse une dette de 30 000 florins (Gulden) que ses amis et invités récupèrent immédiatement en mettant sa maison à sac.

L’étude de Maria Weber vient rappeler à quel point l’endettement n’est pas qu’une affaire de mauvaise gestion concernant uniquement princes et souverains. Au contraire, les dettes sont endémiques et irriguent l’ensemble de la société augsbourgeoise de la fin du Moyen Âge et du début de la Renaissance. S’endetter implique un ensemble d’actions établies et même routinières (y compris sur un plan scriptural), par conséquent socialement signifiantes. Cet ouvrage est donc un jalon supplémentaire et indispensable pour qui veut aborder un sujet toujours d’une brûlante actualité, mais qui n’a pas attendu les époques moderne et contemporaine pour le devenir.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

David Sassu-Normand, Rezension von/compte rendu de: Maria Weber, Schuldenmachen. Eine soziale Praxis in Augsburg (1480‑1532), Münster (Aschendorff) 2021, VIII‑334 S. (Verhandeln, Verfahren, Entscheiden - Historische Perspektiven, 7), ISBN 978-3-402-14667-5, EUR 51,00., in: Francia-Recensio 2022/1, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2022.1.87441