Onze ans après un premier volume d’essais d’herméneutique médiévale centrés sur les modalités de lecture de la Bible1, Gilbert Dahan poursuit son étude de l’exégèse avec la sortie d’un deuxième recueil rassemblant treize articles, publiés entre 1997 et 2014, sur l’étude de la Bible au Moyen Âge.

Là où le premier volume s’ouvrait sur un état de l’historiographie, l’introduction de cet ouvrage pose la question du »rapport entre l’exégèse médiévale et contemporaine« (p. 7); il s’agit donc de mettre en évidence ce qui peut intéresser un lecteur contemporain: l’utilisation des concepts herméneutiques (allégorie, parabole, symbole, chacun objet d’une définition claire), le développement de la critique textuelle, et enfin le rôle de l’explication tropologique, un des axes de l’exégèse spirituelle défini comme application à soi-même, trop souvent négligé par les études. La réunion d’articles ici présentée rend justice à cette dimension majeure de l’exégèse médiévale, souvent confondue ou restreinte à l’explication morale, en soulignant sa constance.

Le volume est découpé en trois grandes parties qui se parcourent aisément grâce aux index (citations bibliques, manuscrits, auteurs anciens et modernes). Les trois premiers chapitres explorent la naissance et le développement de la critique textuelle de la Bible au Moyen Âge. Contre une opinion développée ailleurs dans l’historiographie, G. Dahan montre que la critique textuelle de la Bible entendue comme l’étude »des variations d’un texte et de leur histoire« (p. 30) ne naît pas au XVIe siècle avec l’humanisme, mais bien dès le Moyen Âge. Avec la conscience que le texte biblique reçu est le résultat d’une transmission à travers différentes strates de copies et de traductions, les lettrés cherchent dès le VIIIe siècle à l’épurer d’éventuelles interpolations et fautes de copies, en confrontant les copies latines entre elles et en les comparant le cas échéant à la version originale, hébreu ou grecque.

L’auteur distingue, dans un premier chapitre, trois moments clefs dans l’histoire de la critique textuelle: le règne de Charlemagne et notamment le travail d’Alcuin d’York – qui établit une version corrigée à partir de la comparaison de manuscrits latins, largement diffusée et à l’origine de la version »Clémentine« – et de Théodulfe d’Orléans; le XIIe siècle, avec la constitution sur initiative privée d’éditions amendées ou augmentées; et enfin le XIIIe siècle, qui voit naître un véritable travail d’édition critique grâce aux correctoires de la Bible, des recueils de notes critiques auxquels est consacré le chapitre II. L’augmentation de la production des bibles au XIIIe siècle en réponse à la demande des étudiants et des enseignants diffuse en effet des copies de qualité médiocre qui suscitent un important travail de correction que leurs auteurs expliquent et théorisent par le biais de préfaces (corpus décrit p. 45) ici partiellement reproduites sur collation à nouveaux frais et traduites (p. 69–78). Le troisième chapitre souligne enfin que le débat critique sur la qualité du texte biblique se poursuit au XIVe siècle autour de la Vulgate, la traduction latine réalisée par Jérôme au IVe siècle. G. Dahan montre notamment la finesse de l’analyse du franciscain Nicolas de Lyre, auteur d’un traité signalant les écarts entre la Vulgate et le texte hébreu, qui commente les choix de traduction de Jérôme en s’appuyant sur l’exégèse juive.

La deuxième partie de l’ouvrage creuse une caractéristique fondamentale de l’exégèse latine, son alliance de la tradition et du progrès. L’exégèse est pensée comme une tradition cumulative qui trouve sa plus parfaite expression dans les commentaires anthologiques: à l’image des apôtres, il s’agit de transmettre un enseignement qui remonte en dernier lieu à la parole divine. Les Pères intègrent en ce sens une chaîne d’autorités: inspirés par l’Esprit Saint, les commentaires intègrent le canon des Écritures saintes; certains deviennent des références sur des livres donnés tels Jérôme sur les Prophètes ou Grégoire le Grand sur Job. Mais cette révérence envers l’autorité et la tradition n’est pas reproduction stérile: l’exégèse est une quête infinie, »une route ininterrompue« vers le progrès qui ne parviendra à son terme qu’à la fin des temps (p. 134); elle n’est pas non plus source de dogmatisme: comme le souligne G. Dahan, de multiples exemples montrent la souplesse avec laquelle les exégètes concilient des explications différentes sans chercher à évacuer la contradiction.

Les chapitres suivants explorent les mécanismes de l’exégèse, tout particulièrement dans les textes des XIIe–XIVe siècles; en menant une étude fine des divers procédés utilisés – allégorie, symbolisme, parabole, fable – il s’agit d’évaluer les modalités du passage du sens littéral au sens spirituel, soit du »saut herméneutique« déjà au cœur du précédent volume, tout autant que d’interroger la pertinence de l’opposition entre lettre et esprit (p. 174).

Le dernier chapitre, enfin, revient sur la relation dialectique qui unit l’exégèse à la prédication. G. Dahan souligne que pour de nombreux exégètes, la prédication constitue le »couronnement« de l’exégèse et de la théologie: le commentaire permet d’expliquer le message de la parole divine que la prédication se charge de transmettre. Celle-ci permet dès lors de faire retentir le message des Écritures et de l’actualiser, de l’appliquer à soi-même par la tropologie. Ce n’est pas pour autant que toute exégèse a pour objectif la prédication – la meditatio monastique a pour but le commentaire de la parole en elle-même et constitue sa propre finalité. L’exégèse présente dans la prédication est encore spécifique en ce qu’elle insiste sur les aspects de l’application (p. 310).

L’écriture, d’une très grande clarté, allie une érudition sans faille à une grande pédagogie. La réunion des différents articles est cohérente et permet une progression dans la réflexion. Les multiples exemples, le riche choix de textes édités et traduits, donnent matière à celle-ci pour le lecteur peu familier de cette littérature. L’ouvrage saura donc intéresser les spécialistes du domaine autant que les néophytes curieux.

1 Gilbert Dahan, Lire la Bible au Moyen Âge. Essais d’herméneutique médiévale, Genève 2009 (Titre courant, 38).

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Gaelle Bosseman, Rezension von/compte rendu de: Gilbert Dahan, Étudier la Bible au Moyen Âge, Genève (Librairie Droz) 2020, 344 p. (Titre courant, 72; Essais d’herméneutique médiévale, 2), ISBN 978-2-600-00572-2, CHF 32,00., in: Francia-Recensio 2022/1, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2022.1.87452