Le »Liber pontificalis« (»LP«) compte sans nul doute parmi les sources narratives majeures du Moyen Âge. Les termes par lesquels les directeurs de ce volume, Klaus Herbers et Matthias Simperl, le caractérisent en sous-titre ne sont donc en rien exagérés. Ce recueil rassemble vingt contributions – deux en italien, deux en français, le reste en allemand – à un colloque international, organisé à l’Institut romain de la Société Görres en novembre 2018, dont le but était de retracer l’histoire du »LP« de la fin de l’Antiquité au XVe siècle.
Dans sa communication introductive, Klaus Herbers rappelle les principaux jalons de l’élaboration du »LP« et de sa réception en mettant l’accent sur l’influence tantôt directe, tantôt indirecte que celui-ci a exercée sur d’autres productions historiographiques durant le Moyen Âge.
La première section de l’ouvrage, consacrée aux parties anciennes du »Liber«, s’ouvre avec une contribution d’Andrea Antonio Verardi. L’auteur offre une lecture comparative de la représentation de la papauté et de la ville de Rome dans les trois plus anciennes versions du texte – l'»Epitome feliciana« (F) et l'»Epitome cononiana« (K) ainsi que la rédaction considérée comme la partie ancienne du »LP« (P) – pour faire ressortir les sensibilités de leurs auteurs respectifs, qui tous auraient travaillé à Rome à différents moments entre les années 510 et 530. En contradiction partielle avec la communication précédente, Matthias Simperl revient sur la relation entre F, K et P. Il postule que K et F ne seraient pas plus anciens que P; F serait un abrégé, établi potentiellement en Gaule, sur base d’une version précédente de P, aujourd’hui perdue, tandis que K pourrait être un abrégé de F et P.
S’intéressant aux décrets des papes préconstantiniens mentionnés dans le »LP«, András Handl relève que le rédacteur de cette partie du »Liber«, loin d’épuiser tout le matériau à sa disposition, semble avoir procédé à des sélections délibérées avec le but d’associer à chaque pape une décision particulière. La mobilisation des écrits nés du schisme entre Laurent et Symmaque (tournant du VIe siècle) pour rédiger le »LP« est au centre de la contribution d’Eckhard Wirbelauer. Bien que l’auteur du »LP« semble avoir connu les documents du conflit, il ne témoigne d’un intérêt que limité pour celui-ci, lui étant pourtant chronologiquement proche. Comme A. Handl, E. Wirbelauer observe le manque d’une »Ausrichtung auf die Tagespolitik« (p. 108) par le rédacteur.
Paolo Liverani analyse le libellus des donations constantiniennes inséré dans la Vita du pape Silvestre. Au terme d’un examen approfondi, il soutient son authenticité générale, avec quelques interpolations, et la possible datation de l’époque de Constantin. Stefan Heid se penche sur le relevé des ordinations des papes dans les Vitae de l’ancien »LP«. Après avoir établi l’origine et le caractère généralement fiable de ces données, qui permettent donc d’appréhender l’intégralité du clergé romain, il offre plusieurs réflexions sur la pratique d’ordination, le parcours des clercs ainsi que l’organisation du clergé à Rome.
La deuxième section de l’ouvrage a pour objet le »LP« du VIIe au IXe siècle. Sa diffusion et les modifications du texte qui en résultent sont traitées par Rosamond McKitterick qui appelle à se saisir de ces variantes pour mieux établir les liens qui pouvaient exister entre Rome et les milieux des copistes, presque exclusivement non romains.
Lidia Capo propose de lire le »LP« comme le reflet de l’évolution politique romaine au cours des VIIIe et IXe siècles. Quant à Vera von Falkenhausen, elle met en évidence la faible place accordée à la communauté grecque de Rome dans le »LP« en dépit de son importance dans la cité.
Animés par la question de savoir qui fut l’auteur des Vitae de Nicolas Ier et d’Hadrien II – Anasthase le Bibliothécaire ou Jean Diacre? –, Bruno Bon et François Bougard présentent une analyse stylométrique des Vitae du IXe siècle. Au terme de celle-ci, ils doivent toutefois reconnaître leur incapacité à trancher définitivement la question. Veronika Unger aborde le recours aux écrits pontificaux – lettres, privilèges et actes synodaux – par les rédacteurs du »LP« du IXe siècle: soulevant la grande familiarité de ceux-ci avec la chancellerie des papes, elle propose d’attribuer la rédaction du »Liber« à ce même groupe de personnes actif dans la chancellerie.
Les contributions de Carola Jäggi et de Michael Brandt s’intéressent à la culture matérielle de Rome. C. Jäggi passe en revue les avancées de la recherche sur les tissus mentionnés dans le »LP« depuis la fin du XIXe siècle et souligne le potentiel de ce document pour leur étude. M. Brandt offre l’analyse d’une crux gemmata toujours conservée, mentionnée à plusieurs reprises dans le »LP«.
La réception et les continuations du »Liber« sont abordées dans la troisième partie de l’ouvrage. Michel Sot confirme l’hypothèse selon laquelle le »LP« représenterait le prototype des »Gesta episcoporum«. Si les remplois textuels du »LP« restent rares, ce dernier partage avec les »Gesta« une »analogie de structure et de mode de rédaction« (p. 370); les deux »s’inscrivent dans une même démarche historiographique« (p. 380).
Knut Görich et Stephan Pongratz étudient les stratégies narratives que le cardinal Boson, partisan d’Alexandre III, a mises en place dans ses »Gesta pontificum Romanorum« (2nde moitié du XIIe siècle) pour légitimer son camp contre les papes institués par Frédéric Barberousse. Thomas Kieslinger s’intéresse à une liste des papes transmise à la fin d’un manuscrit du XIIIe siècle (Erlangen, UB, ms. 342) et montre, par les gloses du catalogue, la forte influence du »Liber« dans son établissement. Le remploi du »LP« dans le »Liber de vita Christi ac omnium pontificum« (1475) de l’humaniste Platina est traité par Stefan Bauer.
La recherche moderne sur le »LP« couvre la quatrième et dernière partie de l’ouvrage. Andreas Sohn présente le parcours personnel et professionnel de Louis Duchesne, devenu inséparable de toute étude sur le »Liber« depuis son édition. Un vadémécum efficace pour l’utilisation des éditions du »LP« (Duchesne, Mommsen, Geertmann; sans Přerovský) est offert par Matthias Simperl. Une bibliographie d’orientation sur le »Liber« clôt le volume.
Le présent recueil n’est pas sans rappeler celui publié par F. Bougard et M. Sot en 20091. De la même manière, il a réuni quelques-uns des plus grands spécialistes du sujet pour faire le point sur l’avancée des recherches. Malgré la qualité des contributions, d’importantes questions demeurent toutefois ouvertes: l’opposition entre A. A. Verardi et M. Simperl montre que la genèse du texte est loin d’être établie avec certitude. De même, les auteurs et le milieu de rédaction du »LP« ne vont cesser de susciter des interrogations. Peut-être aurait-on pu pousser le regard sur ce »Schlüsseldokument europäischer Geschichte« au-delà du XVe siècle pour aborder, par exemple, le recours au »LP« dans l’affrontement entre catholiques et protestants aux Temps modernes. Cela dit, ce volume réussit par ses nombreuses facettes à affiner considérablement la compréhension de ce document complexe et toujours intriguant qu’est le »LP«. Il représente un apport précieux à son étude.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Matthias Rozein, Rezension von/compte rendu de: Klaus Herbers, Matthias Simperl (Hg.), Das Buch der Päpste – Liber pontificalis. Ein Schlüsseldokument europäischer Geschichte, Freiburg i. Br., Basel, Wien (Herder) 2020, 496 S., 15 Abb. (Römische Quartalschrift für christliche Altertumskunde und Kirchengeschichte. Supplementband, 67), ISBN 978-3-451-38867-5, EUR 80,00., in: Francia-Recensio 2022/1, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2022.1.87459