Cet ouvrage, version remaniée d’une thèse d’habilitation soutenue en 2014, propose une approche à la fois culturelle et politique des évêques dans la société carolingienne et post-carolingienne, du début du IXe siècle au milieu du XIe siècle. Christine Kleinjung s’intéresse en effet aux condamnations d’évêques: si les évêques doivent être contrôlés, si leurs péchés doivent être sanctionnés, la question est de savoir qui peut le faire et surtout à partir de quel savoir? Ainsi, quand Gerbert de Reims décrit la déposition d’Arnoul de Reims en 991, il ne l’explique pas en se référant à un savoir savant, partagé uniquement par quelques experts, mais bien en évoquant un savoir social (soziales Wissen), c’est-à-dire un savoir ancré dans la société et reconnu de manière normative par les différents groupes sociaux. C’est à ce savoir qu’est consacrée cette étude: qui le produit? Comment est-il accepté par l’ensemble des acteurs? Cette interrogation n’est pas qu’intellectuelle, elle est pleinement politique, dans la mesure où les évêques avaient alors un rôle majeur à jouer, puisque le ministère épiscopal était bien sûr lié au pouvoir royal, mais provenait aussi directement de Dieu. Ce caractère multiforme (G. Bührer-Thierry) rend complexe leurs procès: qui est compétent pour punir un évêque, sachant que les textes ecclésiastiques sont très peu clairs sur ces questions? La déposition d’Arnoul et celle d’Ebon de Reims en 835, toutes deux liées à la relation entre le prélat et le roi, ont fait appel au savoir social, ce qui n’a pourtant pas permis d’aboutir à une solution acceptable pour tous: la destitution d’Ebon a été discutée pendant des décennies, celle d’Arnoul a été annulée. Cela montre que si l’utilisation de connaissances socialement acceptées est nécessaire, cela crée malgré tout des situations ambigües qui, à leur tour, engendrent de nouveaux conflits. Pourtant, la situation est très différente en 835 et en 991: le travail de Christine Kleinjung vise justement à réfléchir à la transmission de ce savoir social, à son actualisation dans des sociétés en évolution.

Pour mener à bien cette étude du rapport entre savoir et pratiques politiques, différentes destitutions sont étudiées avec une grande minutie, comme celles de Gontier de Cologne et de Thietgaud de Trèves en 863, ou encore celle de Rothade II de Soissons en 862. De 835 à 991, en Francie occidentale et en Lotharingie, sont normalement présents lors d’une déposition le roi, l’archevêque dont le suffragant est accusé, ainsi que les autres évêques de la province. Alors qu’aux IXe et Xe siècles, le rôle du pape dans ces procès était extrêmement faible, à la fin du Xe siècle, il n’était plus possible de destituer un évêque sans intervention des légats pontificaux. Ces procédures de destitution sont toujours motivées par des conflits d’ordre politique: mainmise sur des domaines ecclésiastiques, tensions entre un archevêque et ses suffragants, relations entre rois et évêques, ce dernier cas expliquant la totalité des dépositions en Francie occidentale et en Lotharingie. Elles rétablissaient un ordre politique en permettant au pouvoir en place de montrer son autorité.

La procédure, non définie, a évolué de manière fluide. Elle s’ouvrait par une accusation, sachant que pouvaient être représentés plusieurs accusateurs aux intérêts différents. Au IXe siècle, même si les négociations pouvaient s’étendre sur plusieurs assemblées, les destitutions avaient toujours lieu dans le cadre d’un placitum (synode ou assemblée impériale), devant l’élite ecclésiastique et laïque de la cour. La sentence de déposition était prononcée en se référant à des normes de droit ecclésiastique tirées d’autorités très diverses. Les évêques étaient appelés à comparaître et à faire pénitence de manière publique, plaçant la faute dans le domaine de la morale, même si l’on ne mentionnait pas encore la simonie. On cherchait ainsi à obtenir le consentement du condamné à la procédure en cours.

À l’ouverture de la procédure, des actes d’accusation étaient présentés; dans certains cas, les accusés rédigeaient eux-mêmes un mémoire de défense, et l’on conserve également différentes lettres, par exemple toutes celles du réseau de soutien à Rothade II. Les documents produits lors de ces synodes font référence à des normes et servent à établir une clarté juridique. À l’inverse, l’historiographie ne chercha par la suite pas à catégoriser de manière abstraite, mais au contraire à personnaliser un récit qui doit être compris comme une interprétation postérieure, une prise de position particulière dans le cadre d’une lutte pour interpréter le passé. Flodoard de Reims adapta ainsi les récits de la déposition d’Ebon à la perception de son époque. Le classement chronologique et thématique qu’il adopta fut ensuite repris par Gerbert de Reims, lequel s’appuya sur ce dossier pour s’en servir de modèle dans le cadre de la déposition d’Arnoul de Reims: ainsi, les dépositions antérieures elles-mêmes, et non pas seulement les normes qui avaient alors été appliquées, firent désormais figure d’autorité.

L’une des questions qui se pose est celle de la peine encourue. Hincmar de Laon est le seul évêque déposé à qui l’on creva les yeux, ce qui s’inscrit dans un contexte global de violence accrue contre les évêques à la fin du IXe et au cours du Xe siècle. En 991, si Arnoul de Reims ne fut pas énucléé pendant la procédure, les évêques reconnurent au roi le droit de le punir dans son corps, répondant ainsi à la question de savoir s’il était soumis tant au droit séculier qu’au droit spirituel. En Francie orientale, la situation est totalement différente, puisque les deux seuls évêques déposés (Hartwig de Passau et Erchanfried de Ratisbonne) le furent en raison de leur état de santé qui les empêchait d’accomplir leur fonction et en accord avec le pape. Au cours du Xe siècle, la situation évolua également en lien avec l’essor des réformes monastiques, qui aboutirent à considérer que le pape devait jouer un rôle de juridiction suprême concernant toutes ces questions épiscopales.

Les actes rituels effectués lors du procès devaient être mis par écrit par des »producteurs de sens professionnels« comme Hincmar de Reims ou Gerbert de Reims afin de pouvoir être remémorés. De manière plus générale, il ne faut pas considérer ces épisodes simplement comme des querelles de personnes, mais plutôt comme des révélateurs de la communication autour des »points faibles« d’un ordre politique en perpétuel mouvement: ces moments étaient l’occasion de mener des réflexions de fond sur l’ordre politique, de le redéfinir. Cet ouvrage, à la fois très érudit et proposant une vraie réflexion sur les mémoires des dépositions, leurs transmissions et leurs réactualisations, montre, in fine, que l’on passe d’un IXe siècle durant lequel la société carolingienne reposait sur des valeurs communes partagées par l’ensemble des élites, à un Xe siècle très différent, à la suite des analyses de Chris Whickham sur la disparition du placitum entre 850 et 1100. Il ne s’agit pas de la fin d’un système juridique abstrait, mais de celle d’un forum où se négociait la »dialectique« propre à l’action normative carolingienne, ainsi que d’un lieu où stocker le savoir. Désormais, la mémoire de la destitution d’un évêque ne se conservait que dans le siège épiscopal concerné, les moines détachant complètement ce savoir de son contexte d’origine: cette mémoire n’était donc plus guère efficiente au-delà de la civitas.

Si une carte aurait été bienvenue pour illustrer le propos, l’index des noms propres est très utile et grâce à un efficace séquençage en chapitres, la démonstration se suit aisément. Christine Kleinjung, à l’instar de Steffen Patzold, Gerd Lubich, Klaus Oschema ou Jessika Nowak, fait partie de ces chercheurs allemands ayant une fine connaissance des dossiers historiographiques français relus à l’aune des connaissances de la recherche germanique et anglo-saxonne. Ce dialogue s’avère très précieux et l’on ne peut que se réjouir que de tels ponts subsistent entre les différentes parties de l’ancien Empire carolingien.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Tristan Martine, Rezension von/compte rendu de: Christine Kleinjung, Bischofsabsetzungen und Bischofsbild. Texte – Praktiken – Deutungen in der politischen Kultur des westfränkisch-französischen Reichs 835–ca. 1030, Ostfildern (Jan Thorbecke Verlag) 2021, 388 S. (Quellen und Forschungen zum Recht im Mittelalter, 11), ISBN 978-3-7995-6091-7, EUR 48,00., in: Francia-Recensio 2022/1, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2022.1.87461