Ce volume est le troisième d’une série sur l’historiographie et l’identité qui a éclairé d’un jour nouveau notre compréhension de l’interaction entre ces deux phénomènes sur la longue durée. En effet, après deux volumes portant sur la période antique et les premiers temps chrétiens, puis sur le monde post-romain, respectivement publiés en 2019 et 20201, l’année 2021 a vu la publication de pas moins de quatre volumes sur le sujet2. Celui qui nous intéresse ici est le volume 3 dédié aux temps carolingiens, publié sous la direction de Rutger Kramer, Helmut Reimitz et Graeme Ward.
L’introduction par Helmut Reimitz, professeur à l’université de Princeton et spécialiste reconnu du sujet, représente une mise en contexte qui formule un parallèle intéressant entre l’écriture carolingienne de l’histoire et la manière dont celle-ci a été publiée au XIXe siècle dans le cadre des Monumenta Germaniae Historica. Par la suite, le livre déroule dix communications réparties en trois thématiques: »Carolingian Uses of History«, »Carolingian Histories« et »Uses of Carolingian History«.
Dans la première contribution, Mayke de Jong compare deux œuvres, la »Vita« d’Adalhard de Corbie et l’»Epitaphium Arsenii« dédié à son frère Wala. L’auteure questionne la disparition de toute référence à l’identité franque dans la seconde œuvre alors qu’elle est très présente dans la première; c’est qu’entre la rédaction des deux se sont déroulées les révoltes des fils de Louis le Pieux contre leur père au début des années 830. Mathias M. Tischler s’interroge pour sa part sur la mémoire des Ostrogoths dans l’Empire carolingien; il formule l’hypothèse que le roi Théodoric dit »le Grand«, qui a régné de 493 à 526, en tant que souverain germanique romanisé, ainsi que les membres de sa cour, représentaient de parfaits modèles d’orientations politique et culturelle pour Charlemagne et ses propres conseillers politiques dans le cadre de leurs activités méditerranéennes à partir de la fin du VIIIe siècle. Dans un article commun, Robert Evans et Rosamond McKitterick abordent pour leur part le cas d’un »Épitome de l’Histoire contre les Païens« d’Orose, le manuscrit VLQ 20 conservé à la bibliothèque de l’université de Leyde3, daté du second quart du IXe siècle et originaire de Tours; ils montrent pertinemment comment l’écriture chrétienne s’est modifiée, passant d’un exercice en partie polémique et apologétique à un travail pastoral et homilétique. Et enfin, dans la dernière contribution de la première partie, Richard Corradini explore »l’univers parallèle« de Walahfrid Strabon, notamment à travers une compilation de textes antiques et alto-médiévaux effectuée par cet auteur4 dont le but est de permettre à ses contemporains de comprendre les »irrégularités« de l’histoire comme s’expliquant par la prédestination divine.
La deuxième partie de l’ouvrage, »Carolingian Histories«, s’ouvre par un article de Sören Kaschke portant sur le »Chronicon universale«, une chronique universelle carolingienne qui se présente comme un développement de la »Chronica maiora« de Bède le Vénérable (le même texte est d’ailleurs abordé aussi dans l’article suivant par Rutger Kramer). La contribution de Sören Kaschke ouvre de nouvelles pistes sur l’origine géographique du texte (possiblement la Burgondie du milieu du VIIIe siècle) et démontre comment il a pu se montrer pertinent dans le cadre d’appropriations, d’adaptations et d’émulations de différents genres textuels dans le pragmatique contexte carolingien. Faisant immédiatement suite, l’article de Rutger Kramer envisage l’identité impériale carolingienne dans la »Chronique de Moissac«, un texte se présentant comme une version interpolée du »Chronicon universale« avec des éléments aquitains. La source a donné lieu à plusieurs études récentes, en particulier pour déterminer sa forme carolingienne originale (le manuscrit est du XIe siècle) mais aussi ses relations avec la »Chronique d’Aniane« (qui est du XIIe siècle); Rutger Kramer aborde toutefois cette source de manière nouvelle à travers les récits de couronnements impériaux que l’on y trouve, et attire l’attention sur le fait que les concepts d’imperium et d’ecclesia y tiennent une place prépondérante. Dans »Much Ado about Vienne«, Sukanya Raisharma traite de la manière dont la »Chronique universelle« d’Adon de Vienne insiste sur les origines antiques de la cité tout en étendant la narration jusqu’en 866–869, possiblement à destination de maisons aristocratiques locales. Et enfin, Graeme Ward s’interroge sur la fin des »Histoires« de Fréculf de Lisieux, qui a longtemps été qualifiée d’abrupte (Fréculf s’arrête au début du VIIe siècle et n’étend pas la narration jusqu’à son temps), ce qui pourrait traduire un sens de la discontinuité avec le monde antique; Graeme Ward nuance l’originalité de Fréculf qui a peut-être été exagérée, mais insiste en tout cas sur sa volonté consciente de produire une référence historiographique destinée à être consultée dans les centres d’éducation de la renaissance carolingienne.
La dernière partie du livre, intitulée »Uses of Carolingian History«, ne comprend que deux contributions. En premier lieu, Walter Pohl aborde l’»Historiola« (ou »Petite histoire des Lombards de Bénévent«) du moine Erchempert du Mont-Cassin comme la traduction d’une identité ethnique lombarde qui refuse de mourir à la fin du IXe siècle, ce qui s’explique en partie par l’attractivité du modèle antérieurement construit par Paul Diacre. Dans le dernier article, Eric J. Goldberg formule d’intéressantes et novatrices hypothèses sur l’accident qui, en 864, a défiguré et laissé partiellement invalide Charles le Jeune (ou l’Enfant), le fils de Charles le Chauve; l’auteur suppose que cela pourrait être une conséquence d’une attaque inconsidérée de la victime sur l’un des aristocrates qui avait aidé Charles le Chauve dans son expédition contre son fils rebelle l’année précédente. L’épisode aurait laissé des traces dans la chanson de geste »Huon de Bordeaux« du XIIIe siècle.
En résumé, nous sommes là en présence d’un recueil d’articles extrêmement varié et stimulant, abordant l’historiographie carolingienne sous une multitude d’angles d’approche avec des questionnements novateurs et ouvrant des pistes de recherche qui s’avèreront sans nul doute fécondes; nous ne pouvons donc qu’attendre impatiemment les prochaines productions de cette équipe de chercheurs dont les membres sont déjà bien connus pour leurs importantes contributions aux études historiographiques médiévales.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Julien Bellarbre, Rezension von/compte rendu de: Rutger Kramer, Helmut Reimitz, Graeme Ward (ed.), Historiography and Identity. Vol. 3: Carolingian Approaches, Turnhout (Brepols) 2021, VIII–396 p. (Cultural Encounters in Late Antiquity and the Middle Ages, 29), ISBN 978-2-503-58655-7, EUR 100,00., in: Francia-Recensio 2022/1, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2022.1.87463