L’école viennoise de Walter Pohl n’en finit pas de faire des petits. Voici que la collection »Historiography and Identity« (»Historiographie et identité«), lancée il y a seulement trois ans chez Brepols, s’enrichit déjà d’un sixième titre. Ce nouveau volume partage avec les précédents l’ambition de montrer comment les sources historiques ont pu contribuer à façonner – ou, au moins, redessiner – les identités sociopolitiques, moyennant la manipulation d’un passé plus ou moins lointain. Son originalité réside dans l’aire géographique retenue: une très vaste Europe centrale, qui ne s’entend pas seulement, à la manière française, des royaumes de Pologne, de Hongrie et de Bohême, mais qui court de la Souabe et de l’Alsace à l’ouest jusqu’à la Prusse et à la Lituanie vers l’est. La direction de l’ouvrage est revenue à Pavlína Rychterová, ce qui est fort logique quand on connaît le dynamisme de l’ERC (Conseil européen de la recherche) sur les littératures vernaculaires qu’elle a animé. De là provient une première qualité du recueil, qui est de s’attacher le plus précisément possible à la question linguistique et aux effets induits par les traductions et adaptations. On en veut pour preuve, entre autres articles, celui que Vlastimil Brom consacre à la transmission trilingue de la »Chronique du pseudo Dalimil«, dans lequel il montre excellemment comment l’auteur de la traduction allemande rimée a introduit une distinction, absente de l’original, entre Allemands de Bohême et Allemands de l’extérieur.
L’ensemble se compose donc de 17 études de cas focalisées sur une région, un pays, voire une source en particulier. Un certain morcellement aurait pu en résulter, si beaucoup de contributeurs n’avaient su obvier à cet inconvénient en mettant au jour les circulations entre traditions historiographiques: soit que parfois se fondent dans la même œuvre des influences de provenances diverses, comme dans la »Chronique hungaro-polonaise« qui fut composée en Slavonie, à la cour de l’ancien roi de Halych, à partir des »Gesta Ungarorum« et d’une chronique cracovienne perdue (Ryszard Grzesik); soit que, plus fréquemment, les chroniqueurs polémiquent les uns contre les autres, tel le très chauvin Felix Fabri à l’occasion de ses diatribes anti-tchèques (Jörg Sonntag) ou encore les moines de Göttweig tentant de contrebalancer le culte melkois de saint Coloman par celui de saint Altmann (Martin Haltrich); un dernier cas de figure plus troublant, mais d’autant plus passionnant, est représenté par l’existence de traditions parallèles qui témoignent, en Pologne et dans la Rus’ kiévienne, d’une même identification au champ comme symbole de la civilisation (Paweŀ Żmudzki). Et même si les chroniques universelles sortaient du cadre du volume, leur emprise n’a pas non plus été oubliée. Innombrables sont en effet les chroniqueurs centre-européens à vouloir raccrocher leur petite histoire à la grande, celle de la Bible ou de la Rome antique. Ainsi procède au XIIIe siècle Vincent dit Kadŀubek, tout imbu qu’il est du souvenir de l’Atlantide (Jacek Banaszkiewicz). Ainsi fait encore, au début du XVIe siècle, la »Chronique des grands ducs de Lituanie«, laquelle rattache la noblesse du pays au légendaire duc romain Palémon (Rimvydas Petrauskas).
Pour le lectorat francophone, un intérêt majeur du livre est qu’il l’introduit à des sources peu connues, voire tout à fait ignorées de lui. Citons pêle-mêle l’»Österreichische Chronik von den 95 Herrschaften«, qui présente vers 1400 pas moins de 81 rois légendaires d’Autriche (Matthias Meyer), les »Versus Lubenses«, produits à l’abbaye cistercienne de Lebus/Lubusz, en Silésie (Przemysŀaw Wiszewski), le »Fürstenbuch« de Jans der Enikel, première généalogie des Babenberg en langue vulgaire (Christina Lutter), la colossale »Chronique styrienne rimée« d’Otacher ouz der Geul (Václav Bok), ou encore le »Buchli der hundert capiteln mit vierzig statuten«, vibrant pamphlet sorti de la chancellerie de Maximilien Ier, aux alentours de 1500 (Jörg Sonntag). Mais même les pages consacrées à des œuvres plus illustres réservent des surprises. On ne manquera pas, par exemple, la relecture critique à laquelle Pavlína Rychterová soumet le pseudo Dalimil, dont elle suggère qu’il ne serait pas le porte-voix de la noblesse auquel on a tendance à le réduire. Voyez la maigre place allouée dans sa chronique à saint Venceslas, tout comme la primauté qu’y détient la langue sur le statut social. Affaire à suivre …
Last but not least, le livre présente l’avantage de ne pas céder aux facilités que la phraséologie postmoderne autour de la fabrique identitaire aurait pu favoriser. Il existe certes, montre par exemple Marcus Wüst sur la foi de la »chronistique« des Chevaliers Teutoniques, une grande flexibilité dans la réécriture de l’histoire. Mais le succès n’est pas nécessairement au rendez-vous. Si Přibík Pulkava de Radenín parvint à supplanter sur le long terme le pseudo Dalimil (Václav Žůrek et Pavlína Rychterová), les »Versus Lubenses« et les premières chroniques autrichiennes peinèrent à trouver leur public. Que l’identité ne soit pas une donnée immuable ne signifie donc pas nécessairement qu’on puisse la tenir pour quelque chose d’arbitraire et de modifiable à volonté. Comme l’écrit Pawel Żmudzki (p. 40), »toutes les traditions historiques médiévales sont artificielles. La présomption qu’elles pourraient renfermer une image fidèle des réalités du passé semble assez naïve. Cependant, la nécessité d’en ›créer‹ peut être considérée comme la preuve de l’existence de ladite communauté, car qui d’autre que ses propres membres pourrait exiger la construction d’une identité collective?«
Sachons gré à l’éditrice d’avoir su préserver la polyphonie des approches et de nous permettre ainsi de trouver dans ce beau volume tout à la fois de quoi nous informer, réfléchir et débattre.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Olivier Marin, Rezension von/compte rendu de: Pavlína Rychterová (ed.), Historiography and Identity. Vol. 6: Competing Narratives of the Past in Central and Eastern Europe, c. 1200‑c. 1600, Turnhout (Brepols) 2021, XII‑468 p., 1 card (Cultural Encounters in Late Antiquity and the Middle Ages, 32), ISBN 978-2-503-58545-1, EUR 120,00., in: Francia-Recensio 2022/1, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2022.1.87473