Premier-né de la série »Transcultural Medieval Studies« publiée chez Brepols, cet ouvrage collectif est issu de présentations réalisées à Leeds en 2018 dans le cadre du projet »Bible and Historiography in Transcultural Societies, 8th to 12th Centuries« codirigé par Matthias M. Tischler et Walter Pohl.

Le volume s’ouvre par une présentation de la série dans laquelle M. M. Tischler introduit et justifie notamment l’intérêt de la notion de transculturalisme plutôt que celle plus »traditionnelle« de relations interculturelles. La perspective ici privilégiée a pour objectif d’éviter l’écueil de l’essentialisation de notions ou catégories d’analyse (religion, culture, état, etc.). La série projette d’accueillir des études portant sur »les processus d’échanges et phénomène de connectivité, de même que les modes d’intégration et de désintégration, et leurs effets sur l’enchevêtrement, l’hybridation et la transformation – si ce n’est la manipulation – des couches culturelles présentes et anciennes« (p. 2).

Après une courte introduction signée M. M. Tischler et P. Marschner, sept contributions réparties sur trois aires géographiques – le monde ibérique, l’Europe de l’Ouest et le Proche Orient, le monde baltique – offrent la perspective comparatiste et transculturelle souhaitée sur un thème commun, les usages de la Bible dans la perception de l’autre religieux et culturel, sur une chronologie resserrée, le Moyen Âge central (Xe–XIVe siècles). Le volume est richement illustré et pourvu de plusieurs index thématiques (dont un index des citations bibliques, ici central) qui permettent une circulation croisée entre les contributions.

Dans une première contribution, Matthias M. Tischler étudie plusieurs bibles produites entre le XIe et le XIIIe siècles afin d’y analyser la présence de textes non canoniques. Ces livres étaient au Moyen Âge de véritables recueils dans lesquels étaient copiés des textes aux fonctions multiples – on peut penser notamment au cas des chartes ou d’autres documents de la pratique dont les fonctions sont étudiées notamment par Amélie de Las Heras (Casa de Velázquez, Madrid). Ici, après avoir rapidement évoqué l’inclusion de généalogies bibliques et de textes historiographiques permettant de prolonger le récit de l’histoire du salut, l’auteur s’arrête principalement sur le rôle et les fonctions d’un texte en particulier – l’oracle de la Sibylle Tiburtine – dont il reconstitue à l’aide d’une étude philologique précise, la transmission potentielle dans la péninsule Ibérique depuis l’Italie.

La deuxième contribution, signée Eulalie Vernet i Pons, s’arrête plus précisément sur l’exemple d’une Bible glosée richement illustrée, celle de Vic (1268), copiée dans le contexte de la dispute de Barcelone (1263). Dans une étude claire et méthodique, l’autrice présente successivement les données sur le manuscrit, son copiste, son possesseur et commanditaire, et enfin le texte avant d’en venir au cœur de son étude, les gloses. En comparant le texte de ces gloses à celui de la Septante ou de la bible hébraïque, elle montre que ces gloses s’appuient pour la critique philologique sur Jérôme et, pour l’exégèse, sur les Pères ou la Glose ordinaire, et non l’exégèse rabbinique. La démonstration s’appuie sur des reproductions en couleur de haute qualité du manuscrit accompagnées de leur transcription.

Patrick Marschner, dans la dernière contribution de cette partie, s’intéresse quant à lui à la »Chronique« de Sampiro, un notaire ecclésiastique évoluant au tournant de l’an mil dans le royaume de León. Il montre que ce dernier emploie de manière fréquente et répétée l’imagerie biblique dans sa description des règnes des rois de León afin d’identifier ces derniers à différentes figures de l’Ancien Testament. Comme l’a montré M. Garrison pour l’histoire des Francs1, ces identifications typologiques de même que plus généralement l’identification des chrétiens ibériques au peuple élu permet à l’auteur de montrer en creux que l’histoire nationale n’est qu’une réalisation de l’histoire biblique, l’histoire du salut, qui se poursuit dans le présent.

La deuxième partie de l’ouvrage, consacrée au Proche-Orient, s’ouvre sur une contribution de Sini Kangas consacrée aux récits de croisades. L’autrice y compare trois chroniques et deux chansons écrites par des laïcs à deux chroniques et une exhortation réalisées par des ecclésiastiques entre le XIe et le XIIIe siècle. Un tableau récapitulatif présente les résultats (p. 139). La comparaison révèle que les récits de la croisade font un usage privilégié de l’imagerie biblique lors du lancement de la croisade, puis s’en éloignent jusqu’au récit de moments clefs, notamment les batailles. Peu de citations ou d’arrière-plans bibliques entourent la prise de Jérusalem contrairement à ce à quoi on pourrait s’attendre. Assez logiquement, les clercs font un usage plus diversifié de la Bible avec une prédilection pour l’Ancien Testament, là où les laïcs citent de manière plus ciblée le Nouveau Testament et notamment les Évangiles. L’étude révèle néanmoins que l’usage de la Bible est dans l’ensemble similaire: il s’agit de situer les croisades dans l’histoire du salut; de montrer comment Dieu parle aux croisés; de présenter l’histoire ou la géographie de la Terre sainte.

Lydia M. Walker offre à la suite une lecture des croisades à travers les écrits de Jacques de Vitry et plus particulièrement son utilisation d’Ézéchiel 16 et 23, peu commentés dans l’exégèse. En utilisant dans ses sermons l’histoire des deux sœurs prostituées Ohola et Oholiba, Jacques de Vitry condamne les comportements sexuels déviants des clercs tout comme les hérétiques; de la sorte, il s’agit tout à la fois de condamner comme impardonnable le comportement de certains pécheurs tout en incitant les autres à se réformer sans attendre.

Dans la troisième et dernière partie du volume, sur le monde baltique, Peter Fraundorfer s’intéresse à la description de la conversion des Livoniens dans les trois plus anciennes sources conservées. Il souligne l’emploi des cadres bibliques afin de la situer dans l’histoire du salut. L’évêque Meinhard, l’évangélisateur des Livoniens, est ainsi assimilé à un apôtre via les enseignements de Paul chez Henri de Livonie tandis que la Livonie est rapprochée de différentes terres bibliques et en particulier à la Terre promise notamment à l’aide des »Psaumes«.

Enfin, Stefan Donecker conclut l’ouvrage avec une étude de deux récits de la conversion des Lituaniens au XIIIe et XIVe siècles. Il montre que ces derniers y sont d’abord comparés chez Henri de Livonie à des lions – d’après plusieurs parallèles bibliques (Matthieu, Ezéchiel) – pour leur sauvagerie; près d’un siècle plus tard, Pierre de Doesburg les compare aux ennemis du peuple élu – qu’il rapproche de l’ordre Teutonique. L’image de la solitude ou du désert est aussi selon l’auteur essentielle dans la représentation de l’altérité des Lituaniens menant sans doute par ce biais à une assimilation implicite aux musulmans, »les ennemis archétypaux des croisés« (p. 224).

La cohérence de la problématique envisagée et de la période traitée donne à l’ouvrage véritablement matière à comparaison et discussion entre les différentes contributions. Qu’il s’agisse de situer une histoire nationale dans l’histoire du salut et/ou d’identifier l’autre religieux ou culturel à l’un des acteurs de cette histoire par le biais de l’exégèse, on ressort ainsi convaincu de la similitude des usages de la Bible au-delà des différents contextes ici envisagés.

1 Mary Garrison, The Franks as the New Israel? Education for an identity from Pippin to Charlemagne, in: Yitzhak Hen, Matthew Innes (dir.), The Uses of the Past in the Middle Ages, Cambridge 2000, p. 114‑161.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Gaelle Bosseman, Rezension von/compte rendu de: Matthias M. Tischler, Patrick S. Marschner (ed.), Transcultural Approaches to the Bible. Exegesis and Historical Writing across Medieval Worlds, Turnhout (Brepols) 2021, VIII‑254 p., 19 col. ill. (Transcultural Medieval Studies, 1), ISBN 978-2-503-59285-5, EUR 80,00., in: Francia-Recensio 2022/1, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2022.1.87477