Issu de sa thèse de doctorat en histoire de l’art, le livre de Sophie Goetzmann, d’une lecture très agréable, se concentre sur un épisode de l’histoire de l’art moderne qui pourrait sembler marginal: les séjours du peintre Robert Delaunay à Berlin entre 1912 et 1914. Disons tout de suite que l’auteur a su en tirer la matière d’une évocation particulièrement bien documentée et intellectuellement très stimulante des imbrications artistiques franco-allemandes à la veille de la Première Guerre mondiale.

Delaunay est exposé à la galerie »Der Sturm« de Herwarth Walden en mars 1913 et participe la même année au salon d’automne organisé par le même galeriste berlinois. Le livre de Sophie Goetzmann est un travail historique qui, tout en dégageant de grandes options artistiques, éclaire aussi le détail des rencontres. L’épouse russe de Delaunay aurait permis un contact avec Kandinsky qui aurait fait part de son enthousiasme à Franz Marc, lequel aurait facilité l’accès à Walden. Walden de son côté souhaitait lancer un artiste européen. Il faut dire que Delaunay ne vient pas seul à Berlin, mais qu’il est accompagné de son ami le poète Apollinaire qui prononce une conférence à l’occasion du vernissage de l’exposition, célèbre le culte »orphique« de la lumière propre à son ami, et établit un lien, qu’on suivra tout au long du livre de Sophie Goetzmann, entre modernisme pictural et poétique.

Delaunay aussi écrit dans la revue de Walden et évoque Léonard de Vinci, traduit par le mystique Péladan, défend la supériorité de la peinture sur la poésie emprisonnée dans la successivité descriptive, alors que tout est simultanéité dans la peinture. Un autre poète, Blaise Cendrars, a pu servir de médiateur entre Delaunay et des théories allemandes sur la lumière et les couleurs, dont celle de Goethe. La série des fenêtres, qui inspire à Apollinaire un poème, va être un des éléments centraux de la première exposition. Delaunay réussit sans conteste son entrée sur la scène artistique berlinoise. À vrai dire les journalistes qui la commentent sont un peu désorientés par ce qui leur apparaît comme un éclectisme des avant-gardes, mais décrivent volontiers l’expérience immersive du sujet percevant le tableau.

Apollinaire, qui se réjouit d’avoir été reçu à Berlin comme un important homme de lettres, va être remplacé le même automne par Blaise Cendrars, l’autre ami écrivain. Mais les relations se tendent avec le galeriste Walden qui trouve que les prix demandés par Delaunay sont excessivement élevés. À l’automne 1913 Delaunay présente notamment des formes circulaires, des »disques simultanés« qui se retrouvent aussi sur les tenues dessinées par Sonia Delaunay. Celle-ci, qui expose aussi à Berlin au salon d’automne 1913, va illustrer le poème de Cendrars »La prose du transsibérien« de motifs colorés circulaires. Les œuvres présentées par les Delaunay à Berlin illustrent le triomphe de la couleur pure et Cendrars célèbre dans ses poèmes l’universalisme de Delaunay, évoquant particulièrement une œuvre, »La Tour«, pourtant absente du corpus, défendant son ami contre les accusations de plagiat déclenchées autour du terme de la »simultanéité orphique«. Les critiques berlinois du salon d’automne, auxquels Sophie Goetzmann a consacré une analyse attentive, ont des appréciations plutôt négatives. Pourtant si Carl Einstein dénonce un pathos doctrinaire, Ludwig Rubiner qui polémique avec lui dans la revue »Die Aktion« salue la création d’un espace spirituel et visionnaire.

Dans la seconde partie du livre, Sophie Goetzmann suit très judicieusement les regards portés sur l’œuvre de Delaunay par deux peintres, Ludwig Meidner et Lyonel Feininger, et par l’architecte Bruno Taut. Ajoutons les références récurrentes à un écrivain utopiste, Paul Scheerbart, qui suivait nécessairement les expositions chez Walden, s’enthousiasmait pour les innovations techniques et dont les œuvres, illustrées par Alfred Kubin, rappellent les motifs de Delaunay. Ludwig Meidner est le peintre des villes tourmentées, des métropoles soumises à des bouleversements apocalyptiques, qui rappellent fort les bouleversements perceptifs dans les tableaux de Delaunay, notamment ses tours Eiffel disloquées. Les tours sont aussi au cœur de l’œuvre picturale de Lyonel Feininger qui évacue la figure humaine pour se concentrer sur certains édifices, immeubles, gazomètres ou gratte-ciels. Ceux-ci rappellent le cubisme mais privilégient la lumière, dans la mesure où les surfaces sont translucides, voire transparentes, comme dans la série des villes de Delaunay que Feininger a pu voir à Paris. Lointain héritier de Carus, d’Abraham Gottlob Werner et de la Naturphilosophie, Feininger est fasciné par les églises gothiques dont les clochers sont pareils à des tours, comme celle de Gelmeroda, mais chez lui les structures cubiques sont avant tout des cristaux lumineux, ce qui le rapproche de Delaunay.

Enfin l’architecte berlinois Bruno Taut, lui aussi auteur de la revue de Walden, où il a en particulier publié un article intitulé »Une nécessité«, fait partie du réseau d’artistes qui ont pu être marqués par la découverte de Delaunay et l’ont sans doute interprété à leur manière pour s’approprier des éléments de son style. Chez Bruno Taut Sophie Goetzmann retient le projet de la »Glashaus«, conçu en collaboration avec Paul Scheerbart, et destiné à l’exposition du Werkbund à Cologne en 1914. Composé de carreaux translucides abritant une cascade, le bâtiment mettait en scène la vitalité d’un monde de lumière et de couleurs pris dans un rythme circulaire. Delaunay qui s’était inspiré d’ouvrages sur la vie de la lumière dans les vitraux gothiques a certainement trouvé un émule en l’architecte Bruno Taut qui semble bien lui aussi sacrifier à une forme d’héliocentrisme.

Apollinaire, Cendrars, Paul Scheerbart, Lyonel Feininger, Ludwig Meidner, Bruno Taut ont tous eu, vers 1913, des liens probables ou avérés avec Robert Delaunay, le plus souvent par l’intermédiaire d’Herwarth Walden et de sa revue »Der Sturm«. Le peintre cherchant à conquérir le public berlinois avec l’aide de deux poètes amis, prêts à célébrer ses invocations de la lumière et son dépassement des architectures cubistes dans des fenêtres ou des disques de couleur, a été réinterprété par des artistes soucieux d’illustrer une nouvelle perception des villes, de les transformer en cristaux lumineux ou de construire un édifice de lumières colorées. Sophie Goetzmann a su à la fois reconstituer un réseau artistique franco-allemand, méconnu ou sous-estimé, et clairement révéler les choix et les interactions esthétiques entre les membres de cette communauté artistique virtuelle de l’année 1913. Elle livre une contribution fondamentale à la compréhension des convergences artistiques des avant-gardes franco-allemandes à la veille de la guerre de 1914.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Michel Espagne, Rezension von/compte rendu de: Sophie Goetzmann, »Et les grands cris de l’Est«. Robert Delaunay à Berlin, 1912–1914, Paris (Éditions de la Maison des sciences de l’homme) 2021, 415 p. (Passages, 62), ISBN 978-2-7351-2734-4, EUR 30,00., in: Francia-Recensio 2022/1, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2022.1.87525