Aujourd’hui, les écrivains qui veulent aborder le passé ne le font plus prioritairement – comme au XIXe siècle – par le biais d’un roman historique. Outre le témoignage, ils disposent de nombreuses options, comme la fiction de témoignage (par exemple »Les Bienveillantes« de Jonathan Littell), le récit de filiation (»Je ne parle pas la langue de mon père« de Leïla Sebbar), l’enquête familiale fictive, non-fictive ou autofictive (»Démon« de Thierry Hesse, »Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus« d’Ivan Jablonka, »L’Origine de la violence« de Fabrice Humbert), ou encore – plus traditionnellement – le roman policier (»Meurtres pour mémoire« de Didier Daeninckx) ou le roman-feuilleton (»Dans la main du diable« d’Anne-Marie Garat)1.
Cette variété existe également au sein de la littérature germanophone, mais le vocabulaire est différent. Ainsi, pour les textes qui abordent le passé via le prisme familial, on a coutume de parler de Familienroman ou de Generationenroman. Les deux termes posent en français des problèmes de traduction car »roman familial« renvoie au concept de Freud et »roman générationnel« qualifie un roman emblématique de toute une génération. Depuis 2005, la recherche germanophone s’intéresse beaucoup aux Generationenromane, c’est-à-dire à des sagas familiales qui couvrent au moins trois générations, à l’instar de »Buddenbrooks« de Thomas Mann (1901). C’est à ce type de romans que sont consacrés les deux volumes édités par Helmut Grugger et Johann Holzner.
Dans son introduction, Helmut Grugger revient sur la notion de Generationenroman, précisant par exemple que »L’intérêt du Generationenroman [...] réside [...] dans l’alternance: le pendule penche tantôt du côté du familial-personnel tantôt du côté du socio-historique. Le Generationenroman ne propose pas une simple prolongation de la quête littéraire du moi, comme l’ambitionnent certains romans familiaux.« (p. 6) En effet, les quelques 90 œuvres et cycles traités ici, via environ 60 études, permettent de parler de sa famille et de soi mais surtout de brosser l’évolution d’un ou de plusieurs pays, de raconter une histoire d’exil, de décrire les aléas d’une société sur un mode plus ou moins décliniste, bref d’emporter les lecteurs dans un passé qui lui est plus ou moins étranger via une histoire familiale.
Les deux volumes sont organisés en trois périodes: fin du XIXe siècle – années 1940 (avec une majorité d’œuvre parue au XXe siècle), puis 1945–1995 et enfin les vingt dernières années. Les études consacrées à l’époque contemporaine sont quasiment aussi nombreuses que celles qui portent sur les deux premières périodes. Cette prédominance rend certainement compte de la popularité actuelle de ce genre, pas seulement dans les bacs des libraires mais aussi au sein de la recherche, dans la mesure où ce type de romans appelle des approches transculturelles, postcoloniales ou encore attentives au genre (dans le sens de gender studies). Sans surprise, les Generationenromane contemporains déconstruisent la tradition romanesque via une forte éthique de la restitution, une dimension autoréflexive prononcée ou encore une forme originale. Ils soulignent également les discontinuités générationnelles et le délitement des familles.
Les études qui composent ces volumes ont été confiées à des chercheurs essentiellement germanophones. Mais le poids du monde germanophone se ressent surtout au niveau des auteurs étudiés: 50 germanophones versus 30 qui s’expriment dans d’autres langues (10 en anglais, 6 en français, 4 en italien, 3 en serbo-croate, 2 en espagnol, 2 en hongrois, 1 en russe, 1 en polonais et 1 en japonais). La palette internationale est vaste, et le serait plus encore si l’on retenait les pays dont il est question dans toutes les œuvres, puisque nombreux sont les auteurs de Generationenromane à avoir un background bi- ou multiculturel. Comme les éditeurs ne s’expliquent pas sur les œuvres retenues, il est difficile d’en conclure à la prédominance du Generationenroman sur le marché allemand. Ces deux volumes nous laissent en tout cas penser que c’est en Allemagne que naît le genre, notamment avec le cycle de Gustav Freytag, »Die Ahnen« (»Les Ancêtres«, 1872–1880), mais surtout avec les œuvres de Thomas Mann (»Buddenbrooks« ainsi que »Joseph et ses frères«, 1933–1943).
Les Generationenromane contemporains, allemands mais aussi européens, reviennent souvent sur la Seconde Guerre mondiale et la Shoah, ces événements étant encore accessibles aux écrivains via la mémoire familiale, qui dure en général trois voire quatre générations2. De fait, dès les origines du genre, le Generationenroman portait souvent sur l’histoire judéo-européenne (p. 15). Autre constante: dès le début, les Generationenromane ne sont pas des prétextes à la nostalgie, des chants d’amour à des mondes disparus, mais bien souvent de subtiles réactions à des préoccupations de leur temps.
Les éditeurs ont sollicité une seconde introduction auprès d’une historienne qui a publié des ouvrages de référence sur la notion de »génération«3. Ulrike Jureit rappelle ici qu’historiens et littéraires n’ont généralement pas la même vision de ce qu’est une génération: »Dans le champ de la psychanalyse, de la pédagogie, et de la littérature, c’est toujours une conception familiale et donc verticale des générations qui domine. On se préoccupe de la relation concrète entre parents et enfants, et plus largement des relations de parenté au sein de familles élargies [...]. Il faut la distinguer des approches de recherche horizontales, qui entendent les communautés générationnelles comme des unités de marquage et d’interprétation spécifiques à l’âge et identifient en elles des unités d’action potentielles ou effectives. La génération est alors considérée comme une catégorie de simultanéité, la référence n'étant pas la famille, mais la société en général. Une telle compréhension domine dans la sociologie, l’histoire et les sciences politiques« (p. 20).
De fait, cette introduction est surtout une tentative de prévenir les auteurs et leurs exégètes des limites à poser au »transgénérationnel«, si répandu dans ce type de roman. Pourquoi se méfier? Parce que le transfert de ce terme psychanalytique à d’autres disciplines ne va pas de soi mais aussi parce qu’il n’existe pas de consensus médical sur la transmission des traumatismes des parents aux générations suivantes, nous dit Ulrike Jureit. Et de poursuivre: »il ne faudrait pas surévaluer la place de la continuité – notamment au niveau des traumatismes vécus par les ancêtres –, et n’oublions pas d’inclure les processus de transformation et de renouvellement« (p. 26). Pour elle, les choses transmises ne constituent pas des reproductions d’expériences mais »provoquent des modifications, elles sont de ce fait essentielles pour mesurer et interpréter la mutation de l’expérience historique« (p. 26). C’est la raison pour laquelle l’»histoire générationnelle« doit être une »histoire relationnelle« (p. 27). Il ne me semble pas avéré que ces conseils aient été transmis aux contributeurs de ces volumes. Du moins la critique portée au transgénérationnel ne me semble pas très suivie ici. Enfin, soulignons que les deux volumes contiennent un index nominum, rerum, un index des œuvres citées ainsi qu’une bibliographie finale sélective, outils indispensables pour naviguer dans ces quelques 1100 pages.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Aurélie Barjonet, Rezension von/compte rendu de: Helmut Grugger, Johann Holzner (Hg.), Der Generationenroman, Berlin (De Gruyter) 2021, 2 Teilbände, 1082 S., ISBN 978-3-11-061235-6, EUR 185,95., in: Francia-Recensio 2022/1, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2022.1.87526