La France comme l’Italie – sans parler de la Suisse – font partie des démocraties qui se sont longtemps opposées à la reconnaissance des droits politiques pour les femmes, donc à leur intégration dans les espaces du pouvoir citoyen. Il a fallu un long combat des suffragistes françaises avant que l’Assemblée consultative se prononce en 1944 pour l’égalité politique des femmes et que Charles de Gaulle signe, le 21 avril, l’ordonnance qui accorde aux Françaises le droit d’être »électrices et électeurs dans les mêmes conditions que les hommes«1. Anne-Sarah Moalic, auteure d’une thèse sur le sujet2, le souligne: ce n’est pas grâce à l’acte providentiel d’un homme bien intentionné que la participation politique des femmes est devenue une évidence. La victoire de 1944 résulte de 150 ans de militantisme féministe.

Ce petit livre s’attache à décrire dans de courts chapitres, scandés par les années marquantes de cet engagement féministe, ses actrices, ses échecs et ses succès. Le récit débute en 1870, avec le Second Empire, première des quatre phases qui structurent l’ouvrage. Cette »ère de l’utopie«, en ce sens qu’elle définirait un objectif illusoire, n’est en effet guère favorable au suffrage féminin, comme au droit de vote en général. Pourtant se font entendre dès la seconde moitié des années 1870 et 1880 dans l’espace public quelques personnalités comme Hubertine Auclert et Louise Barberousse qui vont tester deux des principales stratégies institutionnelles féministes: l’inscription sur les listes électorales et le dépôt de propositions de loi par un député acquis à la cause suffragiste.

Et si le vote s’introduit dans le congrès féministe international de 1896, c’est avec »l’ère du rassemblement« dès 1900 qu’il commence à apparaître comme légitime, même aux yeux de féministes modérées et de femmes catholiques. Les années précédant 1914 s’avèrent extrêmement favorables au mouvement, avec la naissance de plusieurs organisations dont la principale association suffragiste de l’entre-deux-guerres, l’Union française pour le suffrage des femmes. Cette dynamique favorable se reflète aussi dans la capacité nouvelle de mobilisation du suffragisme avec sa première grande manifestation à Paris, le 5 juillet 1914, et dans les candidatures de plusieurs femmes aux élections législatives et municipales. Enfin, la question du droit de vote des femmes fait son entrée dans la sphère parlementaire. Un premier rapport daté de 1909 qui, quoique ne proposant aux femmes que le suffrage municipal, restera sans suite.

À la sortie de la Première Guerre mondiale débute selon Anne-Sarah Moalic »l’ère de la stagnation« qui durera jusqu’en 1932. Il est vrai que le Sénat bloquera toute discussion sur la décision de la Chambre des députés en faveur du droit de vote des femmes. Il n’empêche qu’au niveau de la société les choses bougent. Des résistances antisuffragistes comme celle du journal »Le Temps« cèdent. Les candidatures féminines aux élections municipales, quoique symboliques, sont plus nombreuses. Selon l’auteure, le suffragisme s’émancipe du féminisme, il entre dans les pratiques et les stratégies politiques du catholicisme autant que dans celles du communisme. Ce dernier parti place des femmes en position éligible sur ses listes et réussit à en faire élire plusieurs (combien?). Même si ces élections seront annulées par les conseils de préfecture, les élues communistes siègeront en attendant la décision dans les conseils municipaux.

Suit enfin »l’ère de l’évidence« que l’auteure fait débuter après la crise de février 1934 avec l’élection en 1935, cette fois bien officielle, de conseillères municipales dans de nombreuses localités. Elle en conclut que le sentiment suffragiste est dès lors bien réel en France. Est-ce à dire qu’une majorité favorable se serait dégagée s’il y avait eu un vote populaire sur le suffrage des femmes? Moalic se réfère plutôt à l’»opinion publique«, une catégorie qui a le défaut de l’imprécision. Ce qui est sûr, en revanche, c’est qu’il y a unanimité parmi les 495 députés présents à la Chambre après la victoire du Front populaire en mai 1936 pour voter une énième proposition de loi en faveur du suffrage féminin. Étaient-ils vraiment tous sincères? C’est une question que Anne-Sarah Moalic ne pose pas. Pourtant, au vu d’autres événements, la période ne semble pas exempte de conservatisme et la politique de Léon Blum d’ambiguïté. Certaines militantes suffragistes en sont bien conscientes, puisqu’elles distribuent aux sénateurs des chaussettes avec ce slogan rassurant: »Même si vous nous donnez le droit de vote, vos chaussettes seront raccommodées« (p. 178). Ces derniers ne se laissent pas fléchir pour autant et campent sur leur refus. Par ailleurs, les accords de Matignon entérinent l’inégalité salariale entre hommes et femmes en instaurant une double grille salariale. Face à cela, la nomination de trois femmes en tant que sous-secrétaires d’État apparaît comme une nouveauté politique. Or, l’histoire des femmes et du genre s’est demandé si cette nomination a été utile à la cause ou si elle n’a pas plutôt démobilisé les militantes suffragistes.

Le régime de Vichy montrera que la banalisation de l’idée du suffrage féminin ne va pas nécessairement de pair avec l’émancipation des femmes. C’est en tant que représentantes de la féminité et de la maternité qu’elles sont accueillies dans les conseils municipaux. À la Libération, le Comité français de libération nationale (CFNL) ne propose encore que l’éligibilité des femmes à l’Assemblée consultative. Il faudra un amendement du communiste Fernand Grenier en faveur de l’égalité politique pour que se déroule un vrai débat qui aboutira, en 1944, à l’intégration des Françaises à la citoyenneté politique. L’histoire du droit de vote des femmes ne suit donc pas de schéma linéaire.

En substance, cet ouvrage concis est une excellente introduction pour qui veut (mieux) connaître l’histoire du suffragisme français. Sa vocation didactique est soulignée par une sélection de sources qui accompagnent chaque chapitre et par le glossaire des groupes et des personnalités marquantes qui clôt le livre. Le regard sur d’autres pays à la fin de chaque chapitre s’avère également très utile, même s’il ne compense pas une approche qui reste très nationale. Il est vrai que les travaux transnationaux sur l’histoire du suffrage féminin sont encore clairsemés3. On aurait pourtant aimé en apprendre plus sur les échanges des Françaises avec les militantes des autres pays lors des congrès internationaux mentionnés. En outre, faut-il voir dans le privilège accordé au monde anglo-saxon le maintien du paradigme américain et britannique, alors que d’autres pays ont été plus précurseurs? Finalement, on peut regretter le nombre relativement restreint de références bibliographiques, l’absence d’un véritable état de l’art, étant sans doute dû aux principes de la collection.

1 Ordonnance relative à l'organisation des pouvoirs publics en France après la Libération, article 17.
2 Anne-Sarah Bouglé-Moalic, Le vote des Françaises. Cent ans de débats 1848–1944, Rennes 2012.
3 Voir p. ex. Gisela Bock, 100 Jahre Frauenwahlrecht: Deutschland in transnationaler Perspektive, dans: Zeitschrift für Geschichtswissenschaft 66/5 (2018), p. 395–412; Blanca Rodríguez-Ruiz, Ruth Rubio-Marín (dir.), The Struggle for Female Suffrage in Europe. Voting to Become Citizens, Leiden, Boston, MA 2012; Irma Sulkunen et al. (dir.), Suffrage, Gender and Citizenship. International Perspectives on Parliamentary Reforms, Newcastle upon Tyne 2009.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Brigitte Studer, Rezension von/compte rendu de: Anne-Sarah Moalic, La marche des citoyennes. Le droit de vote des femmes en France 1870‑1944, Paris (Les Éditions du Cerf) 2021, 248 p., ISBN 978-2-204-14364-6, EUR 20,00., in: Francia-Recensio 2022/1, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2022.1.87529