L’historienne Ines Soldwisch s’aventure avec cet ouvrage sur des terres déjà parcourues par la science politique, avec une sensibilité disciplinaire différente, propre à renouveler certains questionnements routinisés de la science politique ou des sciences juridiques. En résumé, la question qu’elle se pose est celle de l’invention du Parlement européen comme nous le connaissons aujourd’hui. Ce questionnement sur la construction sociale d’un parlement explique la périodisation particulière adoptée par l’ouvrage: les vingt-cinq années qui vont de la première élection du Parlement européen au suffrage universel direct en 1979 à 2004 lui permettent d’examiner la manière dont s’inventent les fonctionnements et les traditions de cette institution, une fois les députés européens devenus députés de plein droit, et non plus délégués des parlements nationaux. Cette période constituerait donc un moment de cristallisation décisif d’une nouvelle conception des prérogatives de cette instance.

Ines Soldwisch mobilise à l’appui de son questionnement de multiples sources, pour beaucoup officielles, mais incluant aussi, par exemple, les autobiographies des parlementaires ou différents guides de survie au sein du Parlement, rédigés à destination de ceux qui veulent y faire carrière. Elle prête également attention aux bâtiments parlementaires, y compris à des bâtiments simplement projetés, ce qui lui permet de rendre compte de certaines dimensions de la vie matérielle des députés et dénote son intérêt pour les mises en scène du pouvoir. L’inventivité du questionnement s’allie donc à l’inventivité des sources pour faire de cet ouvrage une contribution au renouvellement des études parlementaires, traitant des dynamiques sociales de parlementarisation.

L’ouvrage se divise en dix chapitres clairs, traitant de l’appropriation et des transformations des formes institutionnelles (règlements, discours d’ouverture des sessions), des formes matérielles de la vie parlementaire (bâtiments, lieux de travail), des propriétés sociales des parlementaires. Ces chapitres sont souvent abordés par une entrée analytique: l’invention des rôles des parlementaires et la socialisation, la progressive politisation de l’institution, la mise en scène d’un pouvoir parlementaire. En analysant les mêmes rites à plusieurs années d’intervalle, l’auteure se met également en position de montrer que, sur les vingt-cinq années de son étude, le Parlement européen subit d’importantes transformations.

Ines Soldwisch propose une description de la manière dont les parlementaires ont donné un pouvoir au Parlement, en se percevant et en se mettant en scène comme parlementaires européens »à temps plein«, distincts des parlementaires à temps partiel de l’avant-1979. De ce point de vue, en distinguant les compétences formelles d’une institution des manières dont les acteurs habitent une institution et en produisent l’importance, Soldwisch contribue à revisiter l’autorité institutionnelle, en lui donnant un fondement réaliste et interactionniste plutôt que formaliste. De la même manière, en investiguant l’invention institutionnelle, elle réfléchit à la manière dont les parlementaires européens fabriquent leur rôle de parlementaires et la manière dont celui-ci s’impose progressivement à eux. De ce point de vue, l’ouvrage propose, de fait, une analyse orthogonale aux approches juridiques (insistant sur les compétences formelles dévolues à l’institution par les textes) pour insister sur la fabrication d’une sorte de conscience parlementaire, son affirmation progressive et sa mise en scène ainsi que, corollairement, sur la lente politisation de l’institution.

En ce qui concerne la construction sociale du rôle de parlementaire, Ines Soldwisch pointe en particulier l’importance des groupes parlementaires et revisite les modes de travail institutionnalisés (les commissions) pour examiner ce qui s’y joue, tant pour rendre compte de la socialisation des députés que pour déplier les significations changeantes de ces modes canoniques du travail parlementaire. Commissions, groupes, postes de pouvoir sont habités de manière différente au fil du temps. En analysant la transformation de la structure, l’auteure montre également ce que cela fait aux parlementaires eux-mêmes. Elle signale la manière dont l’expérience parlementaire et la capacité à comprendre les rouages du fonctionnement des institutions européennes deviennent un capital important pour les élus, contribuant aussi à »européaniser« cette instance. En ce sens, le livre offre donc une vision renouvelée de la prise d’importance du parlement en insistant sur le rôle actif des députés dans l’accroissement du poids du Parlement européen dans la prise de décision européenne.

Ines Soldwisch démontre qu’un juridisme strict ne rend que mal compte des transformations des rapports de force entre les instances de l’Union européenne, et que ces transformations sont mieux expliquées par l’étude des manières dont les acteurs investissent les institutions. L’ouvrage ouvre des pistes novatrices concernant l’étude de la vie parlementaire, et en particulier utilise le Parlement européen pour penser la manière dont un parlement s’invente comme parlement, et comment ses membres fabriquent leurs rôles et leurs modes d’interaction.

Cependant, l’originalité des questionnements aurait pu conduire à mettre plus l’accent, que le livre ne le fait, sur ce qui se passe en dehors des espaces publics, sur les personnels de renfort des parlementaires (dont le rôle a déjà été souligné en sociologie de l’Europe), sur ce que font les présidents du parlement lorsqu’ils ne sont pas sur »scène«, à la tribune du parlement, pour faire exister le parlement etc. Dans son ouvrage, Ines Soldwisch retrouve un certain nombre de résultats et de réflexes propres à la sociologie de l’Europe, on se serait attendu à ce qu’elle les mobilise plus, tant nombreux sont ceux qui partagent les hypothèses de base de l’historienne – que l’on pense aux travaux de Marc Abélès, de Willy Beauvallet, d’Antonin Cohen, de Sébastien Michon ou de Julien Navarro, entre autres. Si Ines Soldwisch convainc de l’intérêt qu’il y a, à prendre ses distances avec un réalisme juridique qui ferait des textes des traités les explications du fonctionnement des institutions, on aimerait sortir encore plus des lieux et des moments formalisés de l’action parlementaires et mieux comprendre les dynamiques informelles qui contribuent aussi à faire exister cette institution et à en définir le rôle. Ces remarques ne s’inscrivent d’ailleurs que dans le prolongement du travail proposé par Ines Soldwisch, et soulignent la fécondité de son programme de recherche.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Karim Fertikh, Rezension von/compte rendu de: Ines Soldwisch, Das Europäische Parlament 1979‑2004. Inszenierung, Selbst(er)findung und politisches Handeln der Abgeordneten, Stuttgart (Kohlhammer) 2021, 302 S., 52 s/w Abb. (Forum historische Forschung: Moderne Welt), ISBN 978-3-17-040068-9, EUR 59,00., in: Francia-Recensio 2022/1, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2022.1.87532