Depuis longtemps, on se demande comment les contemporains de la guerre de Trente Ans ont pu percevoir l’épanchement de violence et s’adapter à une guerre d’une longueur inédite. Longtemps, les historiens et historiennes ont fait appel au »Simplicius simplicissimus« (»Der Abentheuerliche Simplicissimus Teutsch«) de Hans Jakob Christoffel von Grimmelshausen pour y puiser des réactions et des gestes de survie, quand bien même ce texte postérieur (1668) reposait sur une esthétique raffinée. Plus tard, la micro-histoire a porté l’attention sur les documents personnels (ou ego-documents, même s’ils portent souvent la trace de valeurs et normes collectives) pour sonder »de près« la vie »entre quotidien et catastrophe«, pour reprendre le titre du volume dirigé par Benigna von Krusenstjern et Hans Medick en 1998. On a considéré depuis plus prudemment la supposée transparence de tels documents, censés livrer directement une sorte de vox populi. Dans son ouvrage sur les stratégies de survie, Sigrun Haude se passe de Grimmelshausen et élargit le spectre des sources mobilisées. Elle ne s’attache pas à reconstituer un milieu de vie local dans toutes ses dimensions comme le fait la micro-histoire, mais collationne de nombreux journaux intimes et des sources manuscrites des aires diverses de la Franconie et de la Bavière pour y reconstituer les principales stratégies de survie. Son dessein est autant narratif qu’analytique. C’est un livre de haute tenue écrit de manière à pouvoir être lu aussi par un public beaucoup plus vaste.

La documentation de Sigrun Haude est constituée avant tout de journaux intimes dont un certain nombre a été édité et est connu. Elle a néanmoins su les compléter par des données archivistiques munichoises, augsbourgeoises et nurembergeoises. Face à un certain nombre de publications récentes qui prennent le diaire rédigé par Peter Hagendorf, un mercenaire à la plume alerte, comme une ligne de force infaillible en misant sur son (hypothétique) représentativité, Sigrun Haude souligne à juste titre la diversité formelle et stylistique des journaux intimes de la guerre de Trente Ans. Tandis que le texte de Clara Staiger, une prieure augustinienne de Mariastern au sud de Nuremberg, tient des chroniques sérielles médiévales, les diaires des abbés bénédictins Maurus Friesenegger (Andechs) et Veit Höser (diocèse de Ratisbonne) sont plus personnels, et celui de la dominicaine Maria Anna Junius (Heiliggrab à Bamberg) est un récit fascinant, de même que le texte du pasteur luthérien Bartholomäus Dietwar à Kitzingen. Au-delà de l’image d’une destruction écrasante, il y a donc eu des nuances dans le vécu et dans sa transcription, en quête desquels Sigrun Haude part.

Ces textes ont en commun un profond sens de la vulnérabilité et de la récurrence de la peur, de l’instabilité, des manques (pauvreté et faim) et de la violence. L’autrice souligne en particulier les ancrages spatiaux comme manifestations recherchées de stabilité. Aux fuites et aux exils – qui restèrent la meilleure stratégie de survie – s’opposait la stabilitas loci du monastère. Face à une historiographie très récente qui remet en cause le caractère religieux de la guerre de Trente Ans, Sigrun Haude met en effet en valeur les violences contre les personnes, les lieux et les objets religieux, à tel point que des communautés entières de moines ôtèrent leurs habits religieux pour fuir ou rester, déguisés en instituteurs, bergers, brassiers ou domestiques. Les communautés monastiques, poursuit l’autrice, sont aussi celles qui payèrent le tribut le plus élevé: non seulement les autorités consistoriales leur intima de vivre en modèles parmi des fidèles désorientés, mais elles servirent aussi de refuge et furent souvent prises comme cibles.

Les autorités civiles n’étaient pas en reste, en particulier le duc Maximilien de Bavière qui ne cessa de légiférer pour tenter de limiter les pillages mais aussi de contrôler l’explosion générale de la pauvreté et le développement de la peste en 1634–1635, tant et si bien qu’il finit par singulièrement agacer ses fonctionnaires débordés. Contrairement à une idée toute faite, il n’y eut pas de mouvement de panique générale. La peste posa toutefois des problèmes insurmontables puisque les fuites et exils rendaient inopérante toute quarantaine.

Les contemporains ne restèrent pas passifs et savaient articuler leur opinion, ainsi Veit Höser qui rendait les autorités militaires et politiques responsables de la guerre. Les stratégies de survie consistèrent finalement en un fort pragmatisme – sitôt le monastère détruit, on le reconstruisit, et Clara Staiger organisa des expéditions de mendicité ou accorda des dons pour lier les donateurs au monastère. En général toutefois, seule une partie d’un monastère fuyait (c’est parfois un supérieur masculin qui optait ou non pour la fuite de couvents féminins), et les destins pouvaient être tragiques. L’abbaye des Brigittines d’Altomünster fuit vers Munich fin avril 1632, à l’approche des Suédois, mais les deux sœurs âgées restées sur place moururent de faim. À leur retour dans le monastère en 1634, 15 sœurs furent fauchées par la peste et, dans le dénuement, l’abbesse qui se voyait incapable de pourvoir aux besoins de la communauté finit par se pendre. Le pragmatisme mena néanmoins aussi à des actions communes – ainsi des habitants de différents villages se regroupèrent-ils pour bloquer le pont de Stegen en y stationnant 700 soldats. Plus étonnant, certains contemporains eurent parfois la force de répondre à l’altérité par un certain humour ou par la pratique de la musique, voire par des rencontres interconfessionnelles, ainsi à Heiliggrab où se rendirent des protestants pour discuter.

Cet ouvrage introduit un air frais dans l’historiographie de la guerre de Trente Ans en se passant de tous les master narratives usuels. À aucun moment, par exemple, il n’est question d’attente eschatologique, de la nation allemande, d’une catastrophe absolue ou d’autonomisation du politique. On pourra émettre certains regrets: une bibliographie strictement anglophone et germanophone, aucun développement sur la perception de la paix et le traumatisme durable de la guerre par exemple. Surtout, la critique des sources aurait pu être plus développée, en particulier quant aux données statistiques des pages 98 à 111. Il n’en reste pas moins que cet ouvrage apporte des éléments nouveaux et se lit très bien. Une très belle introduction à la guerre de Trente Ans.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Claire Gantet, Rezension von/compte rendu de: Sigrun Haude, Coping With Life During The Thirty Years War (1618–1648), Leiden (Brill Academic Publishers) 2021, VIII–311 p., 13 fig., 1 tbl. (Studies in Central European Histories, 69), ISBN 978-90-04-46647-0, EUR 75,00., in: Francia-Recensio 2022/2, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2022.2.89108