Dans la lignée des ouvrages sur les guerres de Religion, ce recueil a une place à part. Il ne part pas du principe de la confessionnalisation des armées ni de l’idée d’un »devoir de révolte« (magistralement étudié par Arlette Jouanna en 1989) qui s’imposerait aux nobles, mais d’un cas d’étude d’un noble qui a su mettre à profit la situation frontalière de ses possessions, dans les régions de la Meuse, de la Lorraine et de la Picardie entre la Seine et l’Escaut, pour connaître une ascension sociale rapide et prendre parti durant les guerres de Religion; gestionnaires et guides dans les conversions, les femmes participent pleinement de l’histoire de sa famille, qui livre aussi une histoire des noblesses. Si les 450 ans de la mort d’Antoine de Croÿ (1541–1567) en 2017 ont été le prétexte du colloque dont nous avons ici les actes, le propos n’est donc pas un ressassement commémoratif hagiographique, mais une étude fine des relations entre des situations frontalières, des constellations familiales et personnelles, et les prises de parti confessionnelles. Dans le contexte d’une simplification relative des frontières par la suppression d’enclaves et de leur militarisation avec la construction de forts épaulés de collèges jésuites, Antoine de Croÿ, en activant habilement les souverainetés dont relèvent ses seigneuries en ce pays d’»entre-deux« (Jonathan Spangler), se hisse au rang de prince de Porcien, devient proche des princes du sang Bourbon et de l’amiral Coligny, et l’un des chefs du parti huguenot.

D’origine picarde, la famille de Croÿ a oscillé entre le service militaire du royaume de France et celui du duc de Bourgogne puis des Habsbourg au XVe siècle, son activité militaire se marquant durablement dans l’architecture de ses résidences (Sanne Maekelberg et Pieter Martens). Comme le montrent Odile Jurbert et Tomaso Pascucci, l’érection de Porcien et de Moncornet (baronnie liée à la micro-principauté) par le roi de France Charles IX en faveur d’Antoine de Croÿ, est l’issue de l’aspiration caressée par son père à fonder une branche française, un dessein conforté par l’action des mères et épouses de Clèves-Nevers, de Bourbon-Navarre et de Condé. Entré dans la guerre après le massacre de Wassy en 1562, Antoine de Croÿ est d’abord fidèle au roi, avant de se distancier des Guise et de participer à des projets de soutien des calvinistes révoltés contre l’autorité de Philippe II dans les Pays-Bas, puis de mourir de façon prématurée en 1567. En comparant le cas d’Antoine de Croÿ au prince de Condé, Alain Joblin montre que le premier n’est en rien une exception en Picardie entre 1560 et 1570, où une identification calviniste des clientèles est visible. Au lieu de se radicaliser, les villes, relève Olivia Carpi, observent une certaine modération et recherchent une paix minimale. La situation frontalière permet aussi à Antoine de Croÿ d’organiser le culte librement face aux prescriptions de la paix d’Augsbourg et aux édits de pacification français; dans la principauté voisine de Sedan relevant du roi de France, les La Marck instaurent un partage des églises selon un simultaneum entre calvinistes et catholiques, de 1563 à 1637, présenté par Aurélien Behr. Sedan devient alors une ville de refuge pour les calvinistes, un centre de formation des clercs calvinistes, où le prince de Chimay, futur héritier des Croÿ, et son épouse Marie de Brimeu, trouvent un asile en 1582. Tandis que Chimay se reconvertit au catholicisme pour se réconcilier avec Philippe II, Marie de Brimeu se réfugie auprès des États-Généraux puis dans la principauté de Liège et se consacre au jardinage comme à sa correspondance, étudiés par Sylvia Van Zanen et Anne Mieke Backer. La dynamique confessionnelle divise les couples mais est également un levier. Nette Claeys et Violet Soen montrent que les alliances matrimoniales des Croÿ et des Dommartin en Lorraine, à l’origine de la branche des Croÿ-Havré, ont des finalités patrimoniales mais aussi confessionnelles puisqu’il s’agit de restaurer le catholicisme dans la baronnie de Fénétrange alors partiellement aux mains de luthériens. Gustaaf Janssens souligne les réactions divergentes des membres de la famille de Croÿ face aux Grands qui cherchent à mobiliser la noblesse »seconde«. En 1566, les Croÿ s’alignent aux Malcontents dans les Pays-Bas, sans toutefois se considérer comme rebelles. Ils se profilent comme des »négociateurs de paix« dans les Pays-Bas. Le catholicisme et le protestantisme ne sont donc pas la peste et le choléra entre lesquels seul un choix radical pourrait trancher. Et les Croÿ ne tiennent pas non plus de »moyenneurs« en quête d’une tierce voie ou d’une concorde civile: leurs alliances et leurs engagements changent pragmatiquement au fil de l’actualité. La tradition frontalière ainsi que l’engagement militaire et politique marquent les successeurs d’Antoine de Croÿ, notamment le prince de Chimay, présenté par Sanne Maekelberg et Pieter Martens.

En exhumant un cas apparemment médiocre, les auteurs et auteures parviennent à renouveler notre vision du début des guerres de Religion, lorsque rien n’est fixé. Le cas devient passionnant lorsque sont présentées les parentèles et clientèles locales et transrégionales. Agrémenté de nombreuses cartes, de tableaux généalogiques et d’illustrations (dont 40 en couleurs), le livre est au surplus très agréable à consulter. Il apporte des éléments neufs et solides au dossier des guerres de Religion.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Claire Gantet, Rezension von/compte rendu de: Violet Soen, Yves Junot (dir.), Noblesses transrégionales. Les Croÿ et les frontières pendant les guerres de Religion (France, Lorraine et Pays-Bas, XVIe et XVIIe siècle), Turnhout (Brepols) 2021, 431 p., 84 ill. en n/b., 40 ill. en coul., 2 tab. en n/b (Burgundica, 30), ISBN 978-2-503-58299-3, EUR 99,00., in: Francia-Recensio 2022/2, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2022.2.89115