Ce réjouissant petit livre de Christine Weder traite d’un objet apparemment obscur: une carte fictive du Schlaraffenland (en français, le pays de Cocagne), parue en Allemagne aux alentours de 1700. En choisissant de prendre au sérieux et d’étudier avec minutie cette carte d’un monde fictif, développé sur le double terreau de la littérature utopique et de la production cartographique imprimée, l’auteure parvient, en peu de pages et dans un style à la fois précis, érudit et souvent spirituel, à tirer les fils de thèmes plus larges qui relèvent à la fois de la littérature et de l’histoire culturelle.

L’ouvrage, très bien illustré, est organisé en quatre chapitres thématiques qui peuvent se lire indépendamment les uns des autres sans perdre de leur clarté (au prix de quelques redites). L’objet central de l’étude est l’»Accurata Utopiae Tabula« et existe dans de nombreux exemplaires imprimés, édités entre la seconde moitié du XVIIe siècle et les premières décennies du XVIIIe siècle. Les illustrations qui reproduisent tout ou partie du document sont pour la plupart empruntées à l’exemplaire imprimé en 1716 à Nuremberg par l’atelier Homann et intégré à un atlas géographique. L’objet d’origine, dont la période de production et l’auteur restent incertains, associait à la carte un long livret explicatif, en allemand, cité par l’auteure dans une édition datée de 1730 environ. Il s’agit donc d’un objet hybride qui fournissait aux lecteurs une (longue) glose explicative de la carte.

Le premier chapitre est consacré au thème du luxe et des »fantaisies de l’abondance« aux alentours de 1700. Il rappelle que malgré leurs titres, la carte et son commentaire s’enracinent avant tout dans la tradition littéraire du pays de Cocagne, dont l’origine est un fabliau français du XIIIe siècle. Contrairement aux textes utopiques classiques qui, depuis l’œuvre de Thomas More, construisent avec sérieux des sociétés idéales, les fictions littéraires et visuelles des pays de Cocagne sont avant tout des jeux de l’imaginaire autour de la représentation de l’abondance sous toutes ses formes, de ses plaisirs et de ses dangers. Cette tradition est chargée de lectures théologiques et morales, et l’»Accurata Utopiae Tabula« n’échappe pas à la règle. En utilisant les possibilités d’exposition synchronique de la cartographie, son auteur présente, à côté des déclinaisons des différents délices du pays de Cocagne, des territoires plus menaçants, comme ceux de la luxure (et des maladies vénériennes), ou de l’endettement. Dans l’accumulation de toponymes imaginés, qui multiplient les jeux de mots en référence à des lieux réels et font du document un espace littéraire et visuel saturé d’invention linguistique, se glissent en effet nombre de termes dont la signification morale est évidente. Mais l’auteure montre également que la carte et son livret explicatif traduisent, comme d’autres productions littéraires contemporaines (le »Voyage dans l’île des plaisirs« de Fénelon est analysé en détail), une vision nouvelle du luxe, qui est plus économique que morale, plus temporelle que spirituelle, plus individuelle que collective, et se développe au tournant du siècle. Là encore, l’exposition synchronique de la carte, qui montre la temporalité humaine courant de la jeunesse à la vieillesse, met en lumière les conséquences inévitables d’une vie de luxe et d’excès, plaçant à côté des pays de la surabondance des royaumes du souci, de la pauvreté et de la maladie.

Dans la continuité de ces sujets, le deuxième chapitre traite des paradoxes économiques d’une société fictive de l’abondance, ainsi que du crédit et de la ruine. L’»Accurata Utopiae tabula« est un monde fondamentalement »non-économique«: dans le monde réel, l’économie repose sur le manque de ressources, alors que la carte du pays de Cocagne doit à l’inverse fonctionner avec l’absence complète du manque. Cela ne conduit paradoxalement pas à la disparition de l’argent: la représentation du superflu fait partie de la carte, qui ne s’embarrasse pas de ses contradictions internes et superpose des logiques apparemment non conciliables. On trouve sur la carte une région de l’argent (Mammonia), une région du crédit (Credit Gebiet) ou encore le royaume frontalier de la prodigalité (Prodigalia). L’organisation topologique des noms offre la possibilité d’un parcours de lecture qui est aussi une narration, des excès de la prodigalité aux risques de l’endettement et de l’appauvrissement. Selon l’auteure, le royaume des Prodigalia est une région centrale de la carte, car le texte explicatif mentionne le gaspillage comme le péché cardinal du monde décrit. La vision théologique est imbriquée dans la dimension humaine et économique des risques de l’existence à crédit, dont sont suggérées les conséquences à long terme. Le public visé est ici, selon l’auteure, plutôt celui des créanciers, qui ne semblent pouvoir faire que peu de profits économiques directs, que des débiteurs.

Le troisième chapitre porte sur la logique de l’organisation spatiale et le jeu sur les frontières. Le franchissement de ces dernières est souvent central dans les récits utopiques et les contes du pays de Cocagne. La particularité du médium de la carte est qu’elle associe visuellement les régions centrales et périphériques, permettant le passage (toujours virtuel) des frontières à l’intérieur même du monde fictif représenté.

Le quatrième et dernier chapitre part à la recherche des traces des récits rabelaisiens et du géant Grandgosier dans l’»Accurata Utopiae Tabula« et d’autres récits utopiques et fictifs européens de l’époque moderne. Dans la carte, ce sont surtout les toponymes qui s’en font l’écho, à la fois par le lexique mobilisé et par les jeux d’accumulation des allusions, qui créent une saturation herméneutique. Ce chapitre est aussi l’occasion pour l’auteure de souligner les particularités de son objet au regard d’autres formes littéraires de l’utopie et d’autres cartes en lien avec des récits de fiction. L’»Accurata Utopiae Tabula« n’est en effet subordonnée à aucun texte, et l’explication qui l’accompagne est à son service. Elle crée ainsi son propre monde fictif en empruntant à de nombreuses traditions littéraires, mais aussi aux codes de la représentation cartographique qu’elle pervertit – par exemple en inventant un »troisième hémisphère« au moyen d’une graduation des coordonnées géographiques étendue jusqu’à 360 degrés.

Ce livre se lit avec grand plaisir. Il franchit allégrement les limites disciplinaires – en s’attachant à des questions d’histoire sociale ou économique – et celles des époques, en se promenant entre Moyen Âge et époque contemporaine. On pourra peut-être regretter qu’il singularise un peu trop son objet, au regard des nombreuses cartes imprimées de mondes fictifs produites en Europe au cours de l’époque moderne. Mais l’auteure n’annonçait pas d’étude exhaustive, et les parcours proposés sont autant de thèmes qui invitent à de nouvelles discussions.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Axelle Chassagnette, Rezension von/compte rendu de: Christine Weder, Die Schlaraffenlandkarte um 1700. Geografie und Ökonomie einer multimedialen Fantasie, Baden-Baden (Nomos) 2021, 132 S. (Litterae, 253), ISBN 978-3-96821-829-8, EUR 29,00., in: Francia-Recensio 2022/2, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2022.2.89120