L’histoire du véritable Dracula peut être un moyen efficace pour fixer l’attention d’un public étudiant, mais elle est aussi un véritable objet d’histoire. En français, les travaux de Matei Cazacu sont une efficace introduction à la thématique; en allemand, un projet de recherche de l’université de Gießen a réuni toute la documentation relative à Vlad III Drăculea dans l’ensemble du monde connu, avec comme objectif de la publier sous la forme d’un »Corpus Draculianum« en 5 volumes (2017– ).

Dans ce vaste corpus documentaire, ce livre se consacre à un texte qui a suscité depuis quelques décennies l’attention accrue des historiens, courte énumération de quelques dizaines d’épisodes démontrant la cruauté du prince transylvanien. Un livre de Dieter Harmening en 1983 1 en proposait déjà une édition, à partir des quatre manuscrits et huit incunables (depuis 1488) qu’il avait alors repérés. Cette fois, les auteurs ont pu étudier huit manuscrits, qui concentrent l’essentiel de leur attention, en plus des huit imprimés déjà connus, et ils vont beaucoup plus loin que la simple édition. L’ambition du livre est de proposer une véritable édition critique, qui propose en parallèle le texte du manuscrit de Colmar (BM, ms. 45), celui d’un manuscrit londonien plus tardif et celui, enrichi de plusieurs épisodes, intégré à la chronique du bourgeois de Constance Gebhard Dacher: les trois textes sont imprimés en parallèle (p. 193–218), avec un relevé systématique des variantes des manuscrits; les incunables, eux, ne sont évoqués que dans les chapitres introductifs, peut-être parce que l’étude en a déjà été faite par William Layher en 2008 2.

Dans un long commentaire, les auteurs cherchent à comparer les événements racontés dans le texte avec l’histoire du véritable Vlad III, qui fait aussi l’objet du premier chapitre, en s’appuyant notamment sur les documents du »Corpus«, à commencer par les témoignages transylvaniens jusqu’alors peu accessibles en Europe occidentale. Ils démontrent clairement que le texte contient une part de vérité historique plus importante que ce qu’une lecture superficielle pourrait laisser penser (cf. tableau p. 121–122), et ce n’est pas négligeable pour qui s’intéresse aux relations des hommes et femmes du Moyen Âge avec le vaste monde au-delà de l’appétit de sensations fortes qu’il sert; ils soulignent cependant aussi ce qu’il y a dans le texte de stéréotypes sur la figure du tyran, l’image inversée du bon souverain qu’on peut y lire.

L’intérêt de ce court texte, constitué d’épisodes simplement alignés, ne réside cependant pas dans sa qualité littéraire, mais dans les modalités de sa circulation, depuis le point de départ historique que constitue l’arrestation de Vlad III par Mathias Corvin fin 1462 – les auteurs défendent une datation du texte suivant immédiatement cette arrestation, et non la précédant comme avancé parfois (p. 89–90); sans pouvoir nommer un auteur, ils placent sa rédaction au cours de l’année 1463 dans l’entourage de la cour du roi de Hongrie. Les auteurs défendent l’idée d’une version latine préalable, telle qu’on en trouve des reflets chez Enea Silvio (Pie II) et chez Thomas Ebendorfer, rapidement mise en allemand à la cour de Frédéric III à Vienne, puis diffusée depuis Vienne. C’est tout l’intérêt du recensement minutieux de l’ensemble des témoins manuscrits et imprimés, qui passe notamment par une vision synoptique des épisodes contenus dans les principaux témoins (p. 48–52) et par l’étude des variantes même là où elles ne sont pas porteuses d’un contenu différent, pour analyser les marges de manœuvre des scripteurs des manuscrits par rapport à leur source.

Complété par une bibliographie développée, un index des personnes, des lieux et des témoins du texte et par un commentaire historique d’une trentaine de pages, ce livre est donc bien plus qu’un accès fiable au texte qu’il édite: c’est une véritable étude d’histoire culturelle, entendue dans un sens large qui ne se limite pas à l’histoire des pratiques savantes, qui pourra intéresser les médiévistes bien au-delà des spécialistes de la Transylvanie ou de l’Empire dans sa confrontation avec les mondes orientaux. Ce texte, cependant, est loin d’être le seul à témoigner du retentissement considérable dans l’Empire des lointains événements de 1462 (Ebendorfer, Enea Silvio, Michael Behaim … ): connus et cités par les auteurs, ces textes auraient pu être plus constamment étudiés en parallèle des »Deutsche Berichte« pour enrichir les conclusions qu’ils en tirent, mais le présent livre, tel qu’il est, est déjà une forte contribution à une histoire complexe des réseaux de communication (notamment autour de la réforme bénédictine de Melk et des cercles intellectuels d’Augsbourg) dans l’Empire, au-delà même de la simple question de la diffusion de l’information.

1 Dieter Harmening, Der Anfang von Dracula. Zur Geschichte von Geschichten, Würzburg 1983 (Quellen und Forschungen zur europäischen Ethnologie, 1).
2 William Layher, Horrors of the East: Printing Dracole Wayda in 15th-century Germany, dans: Daphnis. Zeitschrift für Mittlere Deutsche Literatur 37 (2008), p. 11–32.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Dominique Adrian, Rezension von/compte rendu de: Gabriele Annas, Christof Paulus, Geschichte und Geschichten. Studien zu den »Deutschen Berichten« über Vlad III. Drăculea, Wiesbaden (Harrassowitz Verlag) 2020, XXXIX–269 S., 8 Tab. (Monumenta Germaniae Historica. Studien und Texte, 67), ISBN 978-3-447-11390-8, EUR 55,00., in: Francia-Recensio 2022/2, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2022.2.89135