Le présent volume est le fruit de deux colloques qui se sont tenus à Trittenheim et Sponheim en 2012 et à Wurtzbourg en 2016 à l’occasion respectivement du 550e anniversaire de la naissance et du 500e anniversaire de la mort de Johannes Trithemius. Ses auteurs, Klaus Arnold et Franz Fuchs, respectivement professeurs émérites d’histoire médiévale des universités de Hambourg et de Wurtzbourg, sont notoirement connus pour leurs travaux sur l’humanisme dans l’Allemagne méridionale. Klaus Arnold, en particulier, est l’auteur d’une biographie de l’abbé de Sponheim. Parue en 1971, revue et augmentée deux décennies plus tard, elle demeure encore et toujours inégalée 1.
Les localités ayant accueilli les colloques indiquent mieux qu’un long discours le propos biographique du volume. Il s’agit des lieux de naissance et où Johannes Trithemius exerça l’abbatiat, d’abord dans le Hunsruck, à l’abbaye bénédictine de Sponheim, de 1483 à 1506, puis à Wurtzbourg, à l’abbaye des Écossais Saint-Jacques, de 1506 à sa mort en 1516. La biographie marque donc de son empreinte l’ensemble du volume. Au premier abord disparates, les contributions s’articulent autour d’un petit nombre de thèmes qu’égrène le sous-titre du livre: »Abt und Büchersammler, Humanist und Geschichtsschreiber« (»Abbé et bibliophile, humaniste et historiographe«).
La contribution liminaire de Harald Müller (»Johannes Trithemius [1462–1516] – monastische Pflicht und humanistische Neigung«, p. 1–18) introduit à l’historiographie contrastée de Johannes Trithemius et aborde la question lancinante de l’appartenance de Johannes Trithemius à l’humanisme, en particulier au regard de la crise de 1505–1507 qui le contraignit à quitter l’abbaye de Sponheim. L’auteur se prononce en faveur d’une adhésion partielle et somme toute modérée aux idéaux de l’humanisme et à un abandon définitif au lendemain de la destitution de 1506.
Au terme d’une étude consacrée à l’activité de Johannes Trithemius au sein de la congrégation de Bursfelde et à ses discours aux chapitres généraux et provinciaux, dont le nombre varie selon les sources (16 selon le catalogue d’œuvres de Johannes Trithemius, 11 selon les sources émanées de la congrégation ou encore 20 ailleurs pour les seuls chapitres généraux), Nita Dzemaili (»Der Stellenwert monastischer Bildung in den Bursfelder Kapitelsreden des Johannes Trithemius [1462–1516]«, p. 35–58) aboutit à une conclusion analogue. L’abbé de Sponheim projetterait l’idéal humaniste dans le premier âge monastique et investirait les arts (pour l’essentiel libéraux), dont il fait grand cas notamment dans les discours capitulaires et dans les rapports de visites, d’une fonction propédeutique à la compréhension des Écritures et des textes religieux. Leur étude ne constitue nullement une fin en soi et demeure assujettie à la religion, de sorte que les idéaux de formation de l’humanisme et de Johannes Trithemius n’auraient pas grand-chose de commun (p. 52). L’attitude de l’abbé de Sponheim serait assez similaire à celle de ses contemporains Sigismund Meisterlin († après 1497) ou Nikolaus Ellenbog († 1543), voire Érasme de Rotterdam, du moins dans la dénonciation acerbe de l’inculture des abbés (p. 46–47). En définitive, la conception de la formation promue par Johannes Trithemius est mise au service de la dévotion et de la réforme monastiques, ce qui ne va pas de soi au sein des établissements de la congrégation de Bursfelde (p. 56–57).
L’attitude de Johannes Trithemius à l’égard de la bibliothèque prend dans cette perspective tout son sens comme l’attestent les deux contributions de Klaus Arnold (»Von Trittenheim nach Sponheim und Würzburg. Zu Leben und Werk des Büchersammlers Johannes Trithemius [1462–1516]«, p. 19–34, et »Das Nachlassverzeichnis des Johannes Trithemius, Abt des Klosters St. Jakob in Würzburg, aus dem Jahr 1517«, p. 279–340), ce qui ne va pas sans quelques répétitions, notamment en ce qui concerne les sources citées. Partant à chaque fois d’un nombre très réduit de livres, Johannes Trithemius est à l’origine de la création de deux bibliothèques abbatiales, d’abord à Sponheim, puis à Wurtzbourg, exceptionnellement riches. La bibliothèque de Sponheim compte plus de 2000 volumes manuscrits et imprimés, en plusieurs langues, à l’été 1495 d’après une lettre de Matthäus Herbenus à Joducus Beissel (p. 19–20 et 279 n. 2 [bibliographie]), celle de l’abbaye des Écossais Saint-Jacques de Wurtzbourg environ 250 volumes d’après l’Inventarius de 1517 sur lequel nous reviendrons immédiatement. Les deux fois, ces chiffres témoignent de l’enrichissement des bibliothèques au terme de la première décennie de Johannes Trithemius à la tête de ces établissements. Selon Klaus Arnold, le caractère humaniste de ces bibliothèques transparaît parmi d’autres au travers de leurs visiteurs et de leurs usagers qui comptent parmi la fine fleur des princes, évêques et humanistes allemands (p. 21). Si la bibliothèque de l’abbaye de Sponheim fut dotée d’un catalogue du vivant de Johannes Trithemius qui ne nous est malheureusement pas parvenu (pour le détail, voir p. 280–281), la bibliothèque de l’abbaye des Écossais Saint-Jacques de Wurtzbourg ne paraît en avoir bénéficié qu’au lendemain de sa mort en 1517. L’Inventarius recense l’ensemble des biens meubles de l’abbaye: les livres occupent les entrées nos 1 à 375, les autres biens les entrées nos 376 à 478. Il fait l’objet d’une nouvelle édition dans le volume (p. 289–337), avec l’identification des volumes conservés, des commentaires et l’indication des cotes anciennes.
L’historiographie se taille la part léonine au sein du volume. Elle est représentée par les contributions d’Anna Claudia Nierhoff (»Die Hirsauer Ruhmesliste und ihre Rezeption. Zum ›Chronicon Hirsaugiense‹ und zu den ›Annales Hirsaugienses‹ des Johannes Trithemius«, p. 59–96), d’Arno Mentzel-Reuters (»Ekkehard von Aura und Johannes Trithemius«, p. 97–119), de Johannes Mötsch (»Frühgeschichte, Fälschungen und Verwaltung des Klosters Sponheim zur Zeit des Trithemius«, p. 121–131) et de Joachim Schneider (»Die Wittelsbacher und das Bild vom Fürsten in der Geschichtsschreibung des Johannes Trithemius«, p. 133–165). En règle générale, elles associent l’identification des sources de la production historiographique de l’abbé de Sponheim et l’étude de leurs usages à des fins le plus souvent hagiographiques. Tel est le cas de la première contribution citée, celle d’Anna Claudia Nierhoff, qui, sur les pas de Klaus Schreiner, mène une enquête scrupuleuse au sujet des listes d’abbés réformés de l’abbaye de Hirsau mobilisées dans le »Chronicon Hirsaugiense« et les »Annales Hirsaugienses« de Johannes Trithemius. L’auteure souligne la liberté de plus en plus grande de l’abbé de Sponheim à l’égard de ces listes au fil de sa production historiographique, aussi bien quant à leur ordonnance qu’au sujet des notices biographiques. Sous la plume de Johannes Trithemius, ces dernières sont de plus en plus normalisées, leur contenu excède de loin celui des sources et leur intention hagiographique (l’auteur parle d’»intention moralisante« [»moralisierende Absicht«], p. 80) est de plus en plus affirmée. En somme, elles aspirent à constituer des modèles idéaux d’abbés, ailleurs de seigneurs, voire d’institutions. Car cette tendance ne va pas seulement s’accroissant du »Chronicon« aux »Annales« de l’abbaye de Hirsau; elle est générale à l’œuvre historiographique de Johannes Trithemius. Selon des modalités assez similaires, elle conditionne par exemple les propos relatifs à la branche palatine des Wittelsbach dans le »Chronicon Sponheimense« et dans les »Annales Hirsaugiensis« comme l’indique la contribution de Joachim Schneider. Dans le cas présent, Johannes Trithemius ne se tourne pas vers un lointain passé, mais traite de son temps, ce qui est une facette de l’entreprise historiographique de l’abbé de Sponheim négligée par la recherche scientifique jusqu’à aujourd’hui. L’auteur note des similitudes avec Jakob Wimpfeling († 1528), la critique des abus de l’Église en moins (p. 159sqq.).
La question du faux, dont Johannes Trithemius avait été soupçonné dès le début du XVIe siècle, est traitée par Johannes Mötsch qui souligne à plusieurs reprises les discordances, voire les omissions manifestement volontaires, entre le cartulaire et la production historiographique de Johannes Trithemius en rapport avec l’abbaye de Sponheim. Si l’on précise de surcroît que Johannes Trithemius est à l’origine du Kopialbuch, on soupçonne des stratégies divergentes selon qu’il organise les archives ou écrit l’histoire de l’établissement. Sur les membres de son entourage et les »disciples« favorables à Johannes Trithemius, on lira aussi la contribution de Michael Embach (»Anhänger und Nachfolger des Abtes Johannes Trithemius [1462–1516]«, p. 201–219).
En définitive, il n’est pas rare que Johannes Trithemius marque jusqu’à aujourd’hui l’historiographie comme le constate Arno Mentzel-Reuters au sujet d’Ekkehard von Aura, dont l’abbé de Sponheim est l’un des rares à s’être emparé, le mettant en rapport avec la chronique dite de Frutholf et Ekkehart, avec l’abbaye de Hirsau et sa réforme et dans son œuvre tardive avec l’historiographie salique.
Les contributions de Johannes Mötsch, évoquée précédemment, et de Helmut Flachenecker (»Das Würzburger Schottenkloster im Übergang. Beobachtungen zu seiner Geschichte im 16. Jahrhundert«, p. 181–199) brossent un portrait de l’abbé de Johannes Trithemius et content l’histoire des deux établissements qui l’ont accueilli.
Pour finir, Christoph Schmitt (»Trithemii effigies … ex archetypo depicta: Trithemiusbilder des 16. Jahrhunderts«, p. 221–246), Winfried Romberg (»Rezeptionsgeschichtliche Befunde zu Person und Werk des Johannes Trithemius vom 16. bis zur Mitte des 19. Jahrhunderts«, p. 247–264) et Wolfgang Weiss (»Der ›Kulturkampf‹ um die Bewertung des Johannes Trithemius«, p. 265–278) abordent la postérité de Johannes Trithemius, en privilégiant l’iconographie pour le premier et l’œuvre de l’abbé pour les auteurs suivants. Nous ne rentrons pas dans le détail de ces contributions, cela nous éloignerait du parti pris biographique de notre compte rendu, la réception de Johannes Trithemius nous renseignant davantage sur les milieux qui le reçoivent que sur l’intéressé lui-même. Rappelons cependant que plusieurs de ses œuvres majeures n’ont eu les faveurs de l’imprimerie qu’au XVIIe siècle (p. 99, 130 et 133 n. 3). Or, Winfried Weiss constate une réduction drastique des éditions après le milieu du XVIIIe siècle et une concentration de ces dernières sur les œuvres religieuses et monastiques (p. 251). On regrettera de manière générale l’absence de considérations sur la fortune en matière de bibliographie de l’abbé de Sponheim qui est évoquée au mieux en passant 2. Ainsi cherchera-t-on en vain le nom de Konrad Gessner dans le plantureux index des lieux, personnes et œuvres, établi par les soins de Stephan Köhli (p. 345–365, sur deux colonnes). De fait, il n’avait le droit qu’à une seule occurrence dans la nouvelle édition de la biographie procurée par Klaus Arnold (1991, p. 337).
En résumé, nous sommes en présence d’un ouvrage riche, faisant le point sur nombre de dossiers, qui bénéficie de surcroît d’une facture soignée et d’une illustration aussi opportune qu’abondante.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Gilbert Antoine Fournier, Rezension von/compte rendu de: Klaus Arnold, Franz Fuchs (Hg.), Johannes Trithemius (1462–1516). Abt und Büchersammler, Humanist und Geschichtsschreiber, Würzburg (Königshausen & Neumann) 2019, XII–369 S., Abb. (Publikationen aus dem Kolleg »Mittelalter und Frühe Neuzeit«, 4), ISBN 978-3-8260-6904-8, EUR 50,00., in: Francia-Recensio 2022/2, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2022.2.89136