Cet ouvrage est le résultat du colloque international qui eut lieu en novembre 2015. Les Alpes du Nord constituent un lieu privilégié, avec des exemples illustres comme Saint-Maurice d’Agaune en Valais, fondation royale de 515, dont la regrettée Alessandra Antonini présente l’archéologie du complexe abbatial et souligne les reconstructions successives dues au succès politique et religieux de l’établissement.

Éric Chevalley montre, à travers la Vie des abbés, dont l’origine mérovingienne est désormais acquise, l’importance des vertus spirituelles des abbés et de la formation des moines ainsi que le dynamisme intellectuel d’Agaune. Il faut cependant attendre près de six siècles, pour assister à une nouvelle installation d’importance en ce royaume de Bourgogne alors intégré à l’Empire. Jacques Bujard s’inscrit dans la même problématique dans son approche archéologique de Saint-Pierre du Mont-Joux (Bourg-Saint-Pierre) où l’occupation carolingienne est interrompue jusqu’à une reprise au XIe siècle, l’église évoquant d’autres constructions de la Suisse romande. De même, François Demotz montre le dynamisme des années 930–1030 à travers l’étude des fondateurs qui s’organisent en réseaux, centrés sur le souverain puis sur les lignages aristocratiques. Ce sont aussi des réseaux, monastiques (ceux de Cluny et de Saint-Chaffre), qu’analyse pour une période un peu plus tardive Noëlle Deflou-Leca pour le diocèse de Grenoble, en montrant une évolution qui met en avant, à partir de la fin du XIe siècle, de nouvelles familles seigneuriales.

Comme le montre Catherine Santschi, l’érémitisme s’est développé dans les Alpes, avec les exemples de saint Amé près d’Agaune, de saint Gall (peut-être disciple de Colomban), d’autres encore, dont les vies oscillent entre solitude et pression communautaire. Cela est encore plus vrai des recluses vivant à côté des monastères – comme Woborada près de Saint-Gall. Naturellement la réalisation du paradoxe est la fondation de la Chartreuse par saint Bruno en 1084. Cette fondation marque d’ailleurs le début de la conquête religieuse des Alpes (Laurent Ripart) avec un spectaculaire essor au XIe siècle essentiellement sous la forme de prieurés installés dans les vallées et ce dans le cadre de logiques de construction territoriales; cependant dès la fin du siècle se développent des monastères de montagne en parallèle avec un réseau hospitalier.

C’est dans ce cadre que se développe aux XIIe–XVe siècles le réseau des Antonins dans les Alpes, qu’étudie Julie Dhondt, tournés vers l’hospitalité. Les disparités sont grandes entre des espaces délaissés par la vie régulière et d’autres où les fondations rivalisent. Arnaud Delerce s’intéresse aux chartriers disparus d’Abondance (fondé en 1088/1103 par Saint-Maurice d’Agaune), Aulps (fondé en 1094 par Molesme et devenu cistercien) et Vallon (chartreuse fondée au début du XIIe siècle). Ces trois obédiences cohabitent dans un espace restreint, chacune commandant une petite vallée. Les archives semblent avoir été dépouillées à l’époque moderne pour soutenir des litiges; les pillages révolutionnaires firent disparaître l’essentiel des archives d’Aulps (à l’exception d’épaves préservées car jugées utiles), Abondance fut supprimée en 1761 et ses archives perdues, la chartreuse de Vallon en 1543 et ses biens furent réunis en 1623 à celle de Ripaille mais le fonds d’archives se perd après 1793, quoiqu’il soit possible d’espérer en retrouver une partie. Les tensions et les bouleversements nés des différentes réformes furent des sources de développements comme celui de la vie canoniale à partir du XIe siècle et l’impact des mouvements protestants, qui signe la fin de nombreux prieurés et abbayes dans la zone lémanique.

Les moines sont des seigneurs et Nicolas Carrier donne l’exemple du Faucigny et du Chablais où plusieurs établissements ont encadré une population assez dense et prospère et où leur dominium sur les hommes et les terres est concurrencé par les seigneurs laïcs; Sidonie Bochaton étudie deux exemples de fondation prieurale en Chablais: Saint-Paul (dépendance du monastère de Lutry) et Meillerie (fondée par les chanoines réguliers de Mont-Joux et qui devint siège d’une prévôté). La gestion des implantations locales et des réseaux monastiques est étudiée par Mathilde Duriez pour les chartreuses féminines; le monachisme féminin est longtemps faible et M. Duriez souligne que l’initiative est laïque et insiste sur le fait que l’enceinte joue un rôle primordial dans leur projet de rupture avec le siècle.

Pour les ordres spécifiquement urbains – franciscains et dominicains – qu’étudient Sophie Delmas et Amélie Roger pour le cas particulier des dominicains d’Annecy, couvent fondé en 1422 alors que la ville, qui connaît une forte hausse démographique, se remet difficilement d’un grave incendie et que son clergé est à réencadrer: Martin V confie au cardinal de Brogny la tâche de cette fondation, à cheval sur un canal près des murs de la ville où les dominicains prennent rapidement une place importante. Quels sont les contrôles qui s’exercent sur ces établissements? Caterina Ciccopiedi montre que dans le Piémont des Xe et XIe siècles le rôle de fondation et de réforme des évêques est primordial, quoique les relations puissent être tendues dans le cas des monastères exempts comme Fruttuaria.

Sylvain Excoffon s’intéresse aux relations entre chartreuses et évêques dans les Alpes du Nord aux XIIe–XIIIe siècles et montre que si à Grenoble le lien est fort au départ, puisque c’est Hugues Ier qui accueille Bruno et que son successeur, Hugues II (ensuite archevêque de Vienne) est un Chartreux, aucun de leurs successeurs ne l’est, car le Chartreux Noël qui devait succéder à Hugues II n’est pas intronisé. À Belley, à côté de plusieurs cas discutables, il faut noter l’épiscopat marquant du Chartreux Antelme de Chignin (1163–1178) dont la canonisation fut tardive et sur la période il y a un Chartreux sur les sièges de Die, Maurienne, Aoste, Genève et Sisteron: il faut revoir à la baisse l’implication des Chartreux dans la charge pastorale.

Hans-Joachim Schmidt s’intéresse à l’organisation territoriale de l’ordre clunisien et à la création de la province d’Alémanieoù un relâchement certain des liens avec Cluny entraîne des désordres, les visites n’ayant pas grand effet. La cohésion de l’ordre était menacée aussi, la réforme de l’ordre projetée par la papauté devait commencer par l’Alémanie; mais ce fut en vain et en 1458 la province explosa. Henri Comte se penche sur le cas de la mise en commende du monastère de Talloires, d’abord au bénéfice du pape qui le donne au cardinal de Brogny en 1397 – puis récupéré par le duc; cette commende est désastreuse pour le monastère dont les moines s’opposent au prieur imposé et entraîne son déclin économique du fait d’une mauvaise gestion. Christian Regat raconte comment en 1454, Nicolas V intervint à Tamié pour nommer l’abbé: en l’occurrence Georges Josserand qui était le candidat des moines et du duc, bafouant néanmoins les principes cisterciens de l’élection abbatiale. Dans ses conclusions, Gisela Cantino Wataghin met en avant les contrastes entre rives basses des lacs et hautes vallées, sommets inaccessibles ou déserts potentiels qui structurent le développement du monachisme. La situation de carrefour favorise échanges et évolutions, le milieu alpin se transforme et l’occupation monastique avec lui.

Quoique l’impression sur papier brillant avec une encre pâle rende la lecture très fatigante, on appréciera la qualité des illustrations et particulièrement du dossier de photographies.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Anne Wagner, Rezension von/compte rendu de: Noëlle Deflou-Leca, François Demotz (dir.), Établissements monastiques et canoniaux dans les Alpes du Nord. Ve–XVe siècle. Actes du colloque international du Château de Ripaille, 5–6 novembre 2015, Rennes (Presses universitaires de Rennes) 2020, 349 p., nombr. ill. en coul. et en n/b (Art & Société), ISBN 978-2-7535-7933-0, EUR 28,00., in: Francia-Recensio 2022/2, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2022.2.89140