Forte de près de cent-quarante titres (dont sept à paraître), la bibliographie d’Elizabeth A. R. Brown, en fin de volume, donne la mesure de la diversité des centres d’intérêt de l’historienne, et celle de l’ampleur de ses travaux, que l’on ne saurait limiter à la France de Philippe le Bel, même si celle-ci en constitue le cœur. Les treize contributions ici rassemblées réunissent des chercheurs de générations et d’horizons différents, tous influencés par l’œuvre, l’enseignement et la pensée d’E. A. R. Brown. Ces contributions sont ordonnées chronologiquement, traitant de thématiques et d’objets auxquels E. A. R. Brown a consacré ses recherches, venant les prolonger en démontrant par là même leur fertilité.
Le parcours débute au XIIe siècle, à l’abbaye de Saint-Denis. Attentif à sa renommée, l’abbé Suger l’a été, démontre Rolf Große, non par vanité mais par crainte de Dieu et souci du salut, dont la prospérité de son église et son action politique ne peuvent être dissociées. Dans le même lieu, au même moment, la conscience des enjeux intellectuels et politiques de l’écriture de l’histoire ressort de l’analyse d’une collection de textes précocement composée (Bibliothèque Mazarine, ms 2013, vers 1117–1125/1126), destinée à faire valoir les droits de l’abbaye et ceux de la royauté (Elisabeth Van Houts). Ces deux premières contributions dessinent les lignes directrices du livre, tout en laissant le lecteur libre de son chemin. Ainsi, ce sont les textes historiques (l’anonyme de Béthune, Vincent de Beauvais), dans leur rapport aux images, qui nourrissent également la réflexion d’Alison Stones: prendre en considération la dimension structurante du jeu des références permet de ne pas considérer les œuvres indépendamment des conditions de leur réception.
Plusieurs contributeurs s’attachent aux relations qu’entretiennent les formes de dévotion et l’idéologie royale. Le don par Eudes de Châteauroux d’une relique du Saint Sang à l’église de Neuvy-Saint-Sépulcre, dans le Berry, a permis d’associer cette église, au temps du roi Louis IX, aux thématiques des souffrances du Christ et de la défense de la Terre sainte (Nicholas Vincent). Pour leur part, dès le début du XIVe siècle peut-être, les chanoines de la Sainte-Chapelle ont assuré une célébration particulière pour l’octave de l’Exaltation de la Croix, qui faisait de Louis IX un nouvel Héraclius – l’empereur qui avait réinstallé la Croix à Jérusalem (Cecilia Gaposchkin). Mais en matière de dévotion, les stratégies peuvent être plurielles. L’étude des Bibles moralisées, à travers un chapitre du Livre des Rois donnant accès au débat sur la place accordée aux juifs dans la pensée monastique (Vulg. III R 19), montre l’existence de situations de concurrence entre les ordres (Cisterciens, Augustins, Bénédictins), en réponse à l’expression de préférences spirituelles variées et complémentaires à la fois parmi les membres de la cour (Sara Lipton). C’est à un document méconnu, cependant caractéristique de l’inflexion que constitue le règne de Philippe le Bel en matière de conceptions politico-religieuses, que s’intéresse Robert E. Lerner: une lettre, conservée dans les papiers de Guillaume de Nogaret, adressée en 1297 au roi par un dominicain nommé Jacob, prieur du couvent romain de Sainte-Sabine. Appuyée sur des prophéties bibliques et sur l’»Oraculum Cyrilli«, cette lettre est un morceau de propagande contre le pape Boniface VIII, identifié à l’Antéchrist.
Toujours fondées sur les perspectives tracées par les travaux d’E. A. R. Brown, d’autres orientations apparaissent. L’examen des trajectoires suivies par les agents du pouvoir capétien, outre leur intérêt propre, permet de prendre en considération les logiques pratiques de l’administration et du gouvernement du royaume. Issu d’une famille d’administrateurs appartenant à la bourgeoisie, baptisé d’un nom exprimant la fidélité à la dynastie capétienne, le méridional Philippe de Cahors († 1281), maître du Parlement, garde du sceau, évêque de Bayeux, appartient à un milieu social où pouvait s’exercer, en direction des cercles du pouvoir, la force de l’attraction parisienne (William Chester Jordan). Le profil de Jean d’Acre († 1296), étudié par Xavier Hélary, est très différent. Bouteiller de France, fils de Jean de Brienne, roi de Jérusalem et empereur de Constantinople, Jean d’Acre retrouve ici sa position parmi les grands serviteurs des Capétiens, Louis IX, Philippe III, Philippe IV, dont il est le cousin et l’homme de confiance, engagé, au cours d’une longue carrière, dans les principales affaires du temps, parcourant l’Europe et la Méditerranée, accomplissant des tâches variées tout en étant spécialisé dans les missions diplomatiques.
L’étude des trajectoires des agents du pouvoir conduit également à la question de l’exercice concret de l’autorité. La documentation relative aux aveux des templiers de Bigorre en 1307 et 1308, parce qu’elle permet d’analyser les relations entre pouvoir royal et pouvoir inquisitorial ainsi que la mise en œuvre des décisions du pouvoir central, ouvre la réflexion sur le champ d’action des agents locaux de la royauté, tandis que s’accroît le poids de l’autorité royale (Sean Field). D’un autre point de vue, l’examen des décisions de justice et de la législation royale en matière de duel judiciaire montre qu’il n’y a pas eu en la matière de processus linéaire. Les tentatives d’interdiction du duel judiciaire, depuis le règne de Louis IX, interprétées comme l’expression de la souveraineté royale, pourtant successivement atténuées puis réitérées, n’ont pas abouti à la disparition d’une pratique qui, sans être exclusivement aristocratique, permettait l’expression des valeurs chevaleresques (Justine Firnhaber-Baker).
D’autres questions sont abordées par les contributeurs, ainsi celle de la transmission du pouvoir. À la mort du comte de Champagne Thibaut III en 1201, sa veuve, Blanche de Navarre, a mené une politique active, dans un contexte conflictuel, afin d’assurer les droits à la succession de son fils Thibaut IV. En témoigne la composition par la chancellerie comtale du »Cartulaire de la comtesse Blanche«, présenté à celle-ci en 1225, mémoire de son action déterminante (Theodore Evergates). C’est aux rapports entre exercice du pouvoir et maîtrise de l’espace qu’invite à réfléchir de son côté Élisabeth Lalou, à propos de la Seine. En 1204, avec la conquête de la Normandie, Philippe Auguste intègre la vallée de la Seine au domaine royal. Dès le XIIe siècle, les Capétiens avaient pour objectif de contrôler le fleuve jusqu’à son embouchure. En dépit des difficultés de navigation et d’aménagement, la Seine constituait un axe majeur, structurant les relations entre les Capétiens et les rois angevins.
Introduisant le volume, Cecilia Gaposchkin et Jay Rubenstein rappellent, outre la variété des chantiers entrepris par E. A. R. Brown, l’attention portée par celle-ci à l’érudition et à l’étude des manuscrits, son souci de ne pas séparer histoire et historiographie, sa générosité à l’égard de ses pairs et des plus jeunes. Les travaux ici réunis montrent la fécondité de cette pratique d’une histoire souvent pionnière et jamais désincarnée. Cohérent et construit, ce livre de belle tenue, qui donne à lire et à voir des sources variées dont certaines font l’objet d’une édition, fait honneur à sa dédicataire.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Alain Provost, Rezension von/compte rendu de: M. Cecilia Gaposchkin, Jay Rubenstein (ed.), Political Ritual and Practice in Capetian France. Studies in Honour of Elizabeth A. R. Brown, Turnhout (Brepols) 2021, 458 p., 27 b/w, 9 col. fig., 4 b/w tabl., 3 b/w maps (Cultural Encounters in Late Antiquity and the Middle Ages, 34), ISBN 978-2-503-59302-9, EUR 115,00., in: Francia-Recensio 2022/2, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2022.2.89146