L’introduction méthodologique de Hans-Werner Goetz et Ian Wood présente un dossier issu d’un congrès de Leeds sur ce thème. L’altérité dans le Moyen Âge et non pas »Un autre Moyen Âge« selon le titre d’un livre de Jacques Le Goff. Il ne s’agit donc pas d’une recherche sur des aspects négligés ou méconnus de l’histoire du Moyen Âge, mais sur ce qui est conçu par les gens du Moyen Âge comme des phénomènes relevant de »l’autre«. Les auteurs soulignent leur volonté de croiser deux approches: d’une part »l’autre« est une catégorie définie par la sociologie ou par la philosophie et qu’on peut tenter d’appliquer aux sociétés médiévales. D’autre part les sociétés médiévales ont elles-mêmes produit une réflexion sur »l’autre« notamment autour du vocabulaire du latin médiéval (peregrinus, advena, extraneus, alienus...).

La contribution de Nikolas Jaspert, »L’autre méditerranéen et le méditerranéen autre«, apparaît comme une vaste synthèse bibliographique qui permet d’évoquer les perceptions de »l’autre« en contexte méditerranéen, Nord contre Sud, ou Est contre Ouest, chrétiens contre musulmans, juifs face aux chrétiens ou aux musulmans, etc. L’auteur remarque que »l’autre« est souvent défini dans une dimension religieuse mais il se demande s’il ne faut pas observer aussi des dimensions non religieuses, par exemple dans les confréries marchandes; il se demande encore si le processus d’altérité, de »devenir autre«, ne se trouve pas autant à l’intérieur de tel ou tel espace, selon un processus de segmentation. Enfin le »méditerranéen autre« est un appel à renverser la perspective en partant de la mer elle-même. La mer, espace de danger, de guerre et de peur, implique des saints »maritimes« du côté chrétien, mais aussi pour toutes les religions elle joue un rôle de symbole, dans un dualisme entre mal et bien.

Martin Borysek, »Des étrangers dans la Maison d’Israël«, examine quatre cas de juifs vus comme »autres« non pas par des non-juifs mais par d’autres juifs. Les takkanot ha-kahal étaient des règlements communautaires internes connus entre le XIIIe et le XVIIIe siècle. Ils contiennent des dispositions liées à l’arrivée de juifs sépharades hispaniques dans une communauté juive marocaine, ou bien la coexistence en Crète de juifs »grecs« et de juifs »italiens« récemment arrivés (deux cas), ou encore à Corfou des juifs italiens ayant un meilleur accès à l’autorité vénitienne que les juifs grecs.

Clemens Gantner considère les portraits des Francs et des Byzantins dans l’Italie du Sud du IXe siècle. Il s’appuie sur les réflexions méthodologiques des études »postcoloniales«, notamment celles de Homi Bhabha. Dans le déroulement complexe des événements italiens vus par Erchempert du Mont Cassin et d’autres chroniqueurs, les Francs sont des »autres«, cependant l’empereur Louis II est au contraire vu comme »même«, identifié aux »indigènes«. Pour les événements de la fin du siècle on peut constater, de la même manière, une vision péjorative des »Grecs« contrastant avec une vision positive de l’empereur Basile Ier.

Sophie Gruber revient sur l’»Historia Langobardorum Beneventanorum« (ou »Historiola«) rédigée par Erchempert du Mont Cassin à la fin du IXe siècle. Elle recherche comment le »nous« désigne une opposition entre une inclusion et une exclusion, entre le même et l’autre ou un processus d’»altérisation« (othering) en s’appuyant sur le concept de »pouvoir pastoral« développé par Michel Foucault à partir de la »Regula pastoralis« de Grégoire le Grand et la »Regula Benedicti«. Le »nous« désigne la communauté du Mont Cassin et aussi les Lombards de Bénévent mais peut inclure encore l’empereur Louis II. En revanche les princes lombards de Bénévent, Sico puis Sicard, sont totalement exclus du »nous«, de même que le mauvais évêque Landolf à Capoue. Le pouvoir pastoral est une stratégie rhétorique qui exclut aussi les Sarrasins. L’altérité est construite par un groupe large en recomposition permanente.

Sylvia Huot, »Autres genres, autres sexualités«, étudie l’adaptation d’Ovide en français médiéval du XIVe siècle, »Ovide moralisé«, ainsi que celle de l’»Epistre Othea« de Christine de Pizan largement tirée du précédent. Plusieurs figures mythologiques et littéraires peuvent suggérer des formes d’altérité de genre ou de sexualité, ainsi chez Ovide l’histoire d’Iphis, une fille élevée comme un garçon et qui se retrouve fiancée à une autre fille. Christine de Pizan manifeste elle-même une forte conscience des rôles masculin et féminin et montre dans ses œuvres un retournement de l’image de l’autre, non plus une femme qui s’efforce d’agir comme un homme, mais une femme qui réalise pleinement son potentiel féminin dans l’écriture.

Astrid Kelser, »Le juif comme autre en parole et en action«, analyse trois textes du Moyen Âge central, la lettre 363 de Bernard de Clairvaux destinée à de grands personnages pour les encourager à soutenir la croisade en 1146, une œuvre d’Abélard »Dialogue entre un philosophe, un juif et un chrétien« produite dans les années 1130 et une lettre de Thomas d’Aquin à Marguerite de Flandre vers 1270. L’analyse linguistique, distinguant un discours anti-juif et des actions anti-juives, ne semble pas totalement convaincante.

Nike Koutrakou étudie le monachisme byzantin comme une superposition de »couches d’altérité«. Le moine est en lui-même une figure de l’autre par rapport à la société des laïcs même si le monachisme est une part intégrante de la société byzantine. Toutefois une altérité »normale« liée au vêtement, au mode de vie ascétique, à l’obéissance peut être dépassée par une altérité »particulière« comme, au XIe siècle, le moine Elias, ami de Michel Psellos qui le décrit comme un personnage »rabelaisien«. La relation du moine à sa communauté, entre inclusion et exclusion, peut faire aussi un moine »autre« par rapport à ses confrères. L’altérité »extrême« est représentée par des moines ou des moniales ermites ou carrément »sauvages«. Dans cette catégorie extrême, les stylites, tel Syméon l’Ancien († v. 460), peuvent pousser leur originalité jusqu’à une forme de »normalité« dans leur excès même. De la même manière, les saints »fous« (salos), tel Syméon le Fou au VIe siècle, parviennent par la folie et donc l’altérité extrême à la sainteté en tant que catégorie »normale«. L’altérité se manifeste aussi par les travestissements ou encore par des mobilités aberrantes, les »gyrovagues«, qui peuvent dissimuler des fonctions d’espions, tel Jean le Grammairien au IXe siècle.

Fabian Kümmeler, »Les autres de l’intérieur«, étudie les villages de l’île de Korcula, sur la côte dalmate, à la fin du XVe siècle, marqués par l’antagonisme entre les villageois agriculteurs, artisans ou marchands d’une part, et les bergers d’autre part. En réalité ils vivent tous dans les mêmes villages, mais les bergers ont des caractères originaux, y compris dans les styles d’accords juridiques, qui les rendent »autres« par rapport aux autres villageois.

Eduardo Manzano Moreno, »Assimiler l’altérité dans l’Islam du haut Moyen Âge«, remarque comment l’Islam des origines, dans les empires omeyyade puis abbasside, avait conscience du faible nombre de »musulmans« et du risque de dilution dans des populations non arabes et non musulmanes. Or, l’empire omeyyade a au contraire manifesté une rapide capacité à arabiser et islamiser les institutions et la vie quotidienne. Le même phénomène peut être observé en Al Andalus au IXe siècle. Il distingue ainsi, d’une part, les »autres assimilés« à l’intérieur du monde musulman, que ce soit des convertis (mawali), des chrétiens arabisés, ou des juifs à la fois arabisés et proches du pouvoir, et, d’autre part, les »autres« extérieurs aux frontières du Dar al Islam, dans ce territoire de la guerre, marqués par la barbarie et l’ignorance.

Patrick Marschner, »L’étranger familier«, étudie la perception des musulmans dans les chroniques chrétiennes ibériques aux alentours de 900. Il s’agit de la »Chronique d’Albelda«, de la »Chronique prophétique«, et de la »Chronique d’Alphonse III«, des textes où l’auteur s’attache à repérer les remplois et les formules bibliques, notamment dans la désignation des musulmans comme Sarrasins, Ismaélites, Hagarènes ou encore Chaldéens. On notera avec beaucoup d’intérêt le jour de la Saint-Martin comme fin prophétisée du règne des Sarrasins dans la »Chronique prophétique« ainsi qu’une éventuelle allusion à Gédéon à propos de la bataille de Covadonga dans la »Chronique d’Alphonse III«.

Ralph Mathisen rappelle que la notion d’»autre«, ou d’altérité, appliquée aux Barbares face aux Romains de l’empire tardif, est insuffisante à décrire un processus de transformation du monde romain dans lequel Romains et Barbares ne formaient que des éléments étroitement liés.

Meghan Mattsson McGinnis se demande jusqu’à quel point le monde de l’au-delà chez les Vikings était un »autre« monde. Elle convoque une riche documentation archéologique combinée à une relecture de sources telles que les sagas pour constater que le monde de l’au-delà n’était pas nécessairement un autre monde et que la frontière entre les vivants et les morts pouvait être fluide.

Yu Onuma étudie »L’altérité comme idéal« dans la tradition des »vertueux Indiens«. La littérature classique gréco-latine dispose de récits sur Alexandre le Grand et ses rencontres avec des sages Indiens comme figures de »l’autre«. Mais ces rencontres sont progressivement christianisées et les sages Indiens deviennent des idéaux pour les occidentaux eux-mêmes tout en demeurant »autres«.

Maria Portmann considère les »signes distinctifs et l’altérité« dans la représentation des prophètes, vers la fin du XIVe siècle, sur la clôture du chœur de la cathédrale de Tolède. L’altérité des juifs opposée à l’identité des chrétiens est influencée par une histoire complexe qui implique les trois religions monothéistes et les signes distinctifs des Hébreux dépendent en partie de la culture sépharade.

Roland Scheel, »C’était la loi à l’époque«, voit l’émergence d’un âge des Vikings dans la pensée juridique de la Scandinavie médiévale. La mise à distance du passé, sa transformation en quelque chose »d’autre«, obéit à des stratégies concernant la religion antérieure à la conversion au christianisme, ou encore le rôle des rois. Le résultat est l’invention d’un »âge des Vikings« dès l’époque prémoderne.

Felicitas Schmieder, »L’autre partie du monde pour la chrétienté latine du Moyen Âge tardif«, s’attache à la cartographie, notamment la carte dite de Borgia ou de Velletri, où le monde semble focalisé sur les uns, les chrétiens, et les autres, les musulmans. Cependant, il y a aussi des païens et l’accent est mis sur quatre grands empires. En contrepoint, elle évoque le »Livre de Sidrac«, de la fin du XIIIe siècle, qui se présente comme un dialogue tenu longtemps avant le Christ et prophétisant tout ce qui est arrivé depuis. Ainsi le dualisme chrétien/musulman y est présent mais aussi le fait qu’un peuple venu d’au-delà des montagnes (les Mongols) va tuer le chef des Sarrasins, c’est à dire la prise de Bagdad en 1258.

Tiago Joao Queimada e Silva montre comment le musulman est un »archi-autre« pour l’aristocratie portugaise du XIVe siècle. En réalité, à cette époque, la Reconquista portugaise est achevée, mais la guerre contre l’Islam apparaît comme la raison d’être de l’aristocratie.

Miriam Tveit définit une »altérité intérieure« à propos des Sami dans les lois scandinaves de la fin du Moyen Âge, qui ne les mentionnent pas explicitement; mais ils se devinent à partir de certaines indications comme un groupe associé à la sorcellerie et à la maîtrise des forces naturelles. On insistera, pour finir, sur l’importance des bibliographies présentes dans chaque chapitre.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Bruno Judic, Rezension von/compte rendu de: Hans-Werner Goetz, Ian Wood (ed.), »Otherness« in the Middle Ages, Turnhout (Brepols) 2021, 475 p., 31 b/w, 8 col. ill. (International Medieval Research, 25), ISBN 978-2-503-594026, EUR 120,00., in: Francia-Recensio 2022/2, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2022.2.89148