Les hasards de l’avancement des travaux, aussi remarquables par leur régularité que par leur qualité, des »Regesta Pontificum Romanorum«, menés sous l’égide du »Papsturkundenwerk«de Göttingen, nous offrent presque simultanément deux volumes, dont la lecture conjointe permet de voir à la fois ce qu’il y avait de commun ou de différent dans les relations entre la papauté et les églises locales.
On connaît le principe de ces volumes: chacun d’eux recense tous les documents, au moins présumés (dans de nombreux cas on ne sait si les communications faites par des légats ou des envoyés étaient écrites ou orales), concernant la papauté (émanés de celle-ci, adressés à elle ou la mentionnant), y compris les légats et les juges délégués, des origines à la mort de Célestin III en 1198, et concernant aussi les églises d’une région déterminée, plus ou moins vaste selon le nombre de regestes. Ceux-ci sont organisés par provinces ecclésiastiques et, à l’intérieur de celles-ci, par diocèse: chaque évêché, chaque église (le plus souvent des monastères et des chapitres) fait l’objet d’un chapitre, analysant (en latin) l’ensemble des actes concernés, avec indication des sources (y compris, selon les cas, manuscrites) et la bibliographie. Lorsque la situation le requiert, un chapitre est également consacré à un royaume ou à une principauté. Les simples clercs, voire les laïcs, individuels ou collectifs comme les cives d’une ville par exemple, sont également pris en compte. L’ensemble est toujours extrêmement complet et précis, et fournit une base de travail inépuisable – mais actuellement sous-exploitée – pour l’étude non seulement de l’histoire de l’Église et des régions en question, mais aussi pour celle de l’histoire de la communication, des langues, des relations internationales …
On présentera ici successivement ces deux volumes, très différents puisque l’un porte sur des régions balkaniques, l’autre sur le nord de la péninsule Ibérique.
Historiens occidentaux, nous avons sans doute tendance à voir les Balkans médiévaux comme une région périphérique de la chrétienté latine, presque extérieure, marginale en tout cas. Ces notions de centralité et de marginalité sont très abusives, comme le montre le volume consacré par Waldemar Könighaus à la Dalmatie et à la Croatie: des régions aux contours – et aux fidélités – bien souples, qui correspondent en gros à l’ancienne Yougoslavie et à l’Albanie, c’est-à-dire des régions guère éloignées de l’Italie. La région d’ailleurs, Grégoire le Grand s’en soucie, et il n’est pas le seul à le faire, contenait des biens appartenant à saint Pierre. Se fondant sur le registre de ce pape, Innocent II rappelle encore à l’archevêque de Split qu’il ne peut être consacré que par le pape et qu’il a agi en infraction aux canons en recevant sa consécration des mains de l’archevêque d’Esztergom. Quant à Alexandre III, il réside quatre jours à Zara en 1177, avant de conclure avec Frédéric Barberousse la paix de Venise. Il est vrai cependant que les voyages n’étaient pas sans danger, comme le montre vers 1050 le naufrage de quatre évêques se rendant à un concile provincial à Split.
Les conflits entre puissances latines et puissances grecques, sans oublier des peuples pendant longtemps restés païens, occupent en général le devant de la scène. Il y a d’ailleurs peu de monastères, en tout cas peu de monastères qui ont obtenu des lettres pontificales (encore faut-il que celles-ci soient conservées, ou qu’au moins on en dispose de témoignages indirects). Pour l’essentiel, les relations entre la papauté et ces régions se sont faites au niveau des archevêchés et des évêchés d’une part, des rois et des princes d’autre part.
Les sources les plus utilisées ne sont d’ailleurs pas les archives des correspondants des papes, mais le »Liber pontificalis«, les registres de Grégoire le Grand, Jean VIII ou Grégoire VII, les actes des conciles, les collections canoniques, et des sources narratives comme l’»Historia Salonitanorum pontificum« de Thomas, archidiacre de Split, ou le »de administrando imperio« de l’empereur Constantin Porphyrogénète. C’est d’ailleurs là pour l’historien davantage habitué à travailler sur le Moyen Âge central, un utile rappel de l’inscription de ce dernier dans la longue histoire de l’Église, une longue histoire dont les clercs étaient, eux, parfaitement conscients. Les grands noms cités ne doivent cependant pas faire croire que seuls les plus importants des pontifes s’intéressaient aux Balkans. Jean X (914–928) par exemple reproche au roi de Croatie et à l’archevêque de Split leur éloignement des pratiques catholiques, et fait tenir par ses légats un concile réformateur à Split en 925.
Impossible bien entendu, et inutile, d’analyser ici l’ensemble de ce matériau. Au fil des pages, on relève l’importance de la question linguistique, avec l’insistance pontificale pour que la liturgie se fasse exclusivement en langue latine ou en langue grecque, à l’exclusion du slavon, dont la mise par écrit (litteratura) a été inventée par les ariens. La mission des légats n’est pas toujours simple, entre les ordres pontificaux, la réalité du terrain, les pressions subies et les interactions constatées.
Le serment de fidélité prêté en 1076 à Grégoire VII par Suinimir comme roi de Croatie et de Dalmatie est d’une grande richesse: investi par un légat pontifical par l’étendard, l’épée, le sceptre et la couronne, le roi s’engage à respecter les décisions du légat, défendre les églises, imposer le paiement des dîmes, veiller à la chasteté des clercs, protéger les veuves et les orphelins, promouvoir le mariage légitime et interdire la traite d’esclaves, sans oublier de verser chaque année un cens de 200 besants au siège apostolique.
Les grands, ecclésiastiques ou laïcs, ne sont pas les seuls à s’adresser au pape: ce sont les cives de quelques villes qui demandent au pape la création d’un archevêché ou insistent auprès d’un légat pour qu’il passe chez eux et leur donne un nouvel évêque; un prêtre demande à Alexandre II un retour aux coutumes anciennes, mais il est vrai que le pape lui répond ne pouvoir discuter avec un simple inconnu.
Parmi les destinataires on trouve de rares monastères, mais aussi les Templiers, à Senj ou à Ljubač.
Passionnants pour l’histoire des régions concernées, ces regestes le sont aussi pour l’histoire de la papauté. Ainsi un registrum des actes d’Eugène III est-il mentionné dans une lettre d’Alexandre III; on peut noter d’ailleurs que le pape est à Bénévent quand il cite le registre de son prédécesseur, ce qui suggère qu’il voyageait avec des archives. Sur l’usage de l’écrit aussi, les renseignements sont multiples, comme le vol de lettres pontificales et royales commis par des pirates aux dépens d’envoyés du pape de retour de chez le roi de Sicile, ou les lettres adressées par l’archevêque de Split à ses suffragants pour leur annoncer la convocation du concile de Latran III, lettres dont il demande qu’elles lui soient retournées.
Le panorama que nous offre le volume consacré par Frank Engel, Thomas Czerner et Daniel Berger aux diocèses de Pampelune, Calahorra et Tarazona est bien différent. Ici, pas d’actes avant le dernier tiers du XIe siècle: cela montre combien l’Adriatique était une mer bien plus chrétienne ou romaine que la Méditerranée occidentale à l’époque de Grégoire le Grand ou de Jean VIII. La conquête arabe n’a évidemment pas favorisé les relations des futurs Aragon et Navarre avec Rome, mais les progrès, lents et tourmentés, de la reconquête chrétienne n'entraînèrent à court ou moyen terme aucun contact romain. C’est la papauté réformatrice de la seconde moitié du XIe siècle qui se soucia d’envoyer dans cette région des légats chargés notamment d’imposer la liturgie romaine.
La réorganisation de l’église ibérique, pour une institution ecclésiastique qui avait en mémoire les cadres antiques mais devait tenir compte de la carte politique contemporaine fut complexe: on vit ainsi dans les années 1160 deux évêques de Pampelune, consacrés l’un par l’archevêque de Tolède, l’autre par celui de Tarragone; ces litiges sur les limites des provinces, fréquents dans la péninsule, se retrouvaient au niveau des paroisses, éventuellement contestées entre plusieurs évêques.
Ces litiges, en fait, existaient aussi dans les Balkans. Une différence majeure entre ces deux aires géographiques était une présence monastique nettement plus affirmée en Espagne. L’abbaye San Salvador de Leyre, par exemple, attestée depuis le milieu du IXe siècle, entretint des relations assez nourries avec la papauté.
L’abondance de l’écrit n’était pas sans susciter de difficultés. Dans le cadre d’un litige avec l’évêque de Pampelune vers 1170, l’abbaye de Leyre invoqua un privilège d’Alexandre II: le cardinal-légat trouva ce privilège suspect, Alexandre III fit enquêter jusque dans les archives du Mont-Cassin et valida l’acte de son lointain prédécesseur. À tort, nous savons depuis Kehr que le privilège d’Alexandre II était un faux. Nous le savons même depuis Clément III, qui par un nouvel examen avait conclu à la fausseté (et donc annulé aussi l’acte d’Alexandre III). Ce n’est pas le seul cas d’utilisation de faux documents. Le prieur de Nájera acheta le travail d’un faussaire pour défendre sa position au cours d’un litige avec l’évêque de Calahorra.
Les relations entre monastères et évêques n’étaient pas toujours iréniques; ou du moins les actes pontificaux mentionnent-ils surtout les épisodes de tensions, comme lorsque le prieur de Nájera se permit d’instituer des prêtres paroissiaux sans passer par l’évêque. Et puisque les actes mentionnent les conflits, ils stigmatisent aussi des laïcs, comme ceux qui s’en prennent aux biens et aux personnes des chanoines de Santa Maria la Mayor de Tudela.
La »Reconquista« est peu présente, mais on observe quand même une vive attention au maintien, ou au rétablissement, de la paix entre les rois chrétiens afin de repousser les ennemis de l’Église.
Il ne faudrait pas exagérer les différences entre les deux régions considérées. Dans les deux cas, les questions de juridiction ecclésiastique, de contrôle des évêchés et de contrôle des églises par les évêchés sont primordiales. Ce n’est pas un hasard si les évêchés concentrent bien plus de regestes, et donc de liens avec la papauté, que les monastères. Ces derniers se contentent généralement d’obtenir du pape la confirmation de la protection apostolique et de leurs biens – les évêchés en font de même – et pour le reste ne sont guère dans la mire du pape qu’en cas de désordres (internes au monastère, ou avec des voisins).
Une autre caractéristique commune, et forte, est le rôle fondamental des légats apostoliques. En relation constante avec le pape, ils démultiplient l’action de celui-ci avec une redoutable efficacité et lui assurent, de fait, une sorte d’ubiquité.
De nos jours, quelques esprits chagrins considèrent que le genre des »Regesta« relève d’une érudition d’un autre temps. Quelle meilleure réponse que de les inviter à lire ces deux volumes que nous devons au patient et minutieux travail de nos collègues, pour constater toute la richesse d’informations que l’on peut y trouver, et pour réaliser qu’on y plonge, en fait, dans le concret des affaires ecclésiastiques médiévales?
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Benoît-Michel Tock, Rezension von/compte rendu de: Waldemar Könighaus (Hg.), Dalmatia-Croatia Pontificia, Göttingen (V&R) 2021, XLVII–496 S., 3 Karten (Regesta Pontificum Romanorum), ISBN 978-3-525-31738-9, EUR 150,00; Frank Engel, Thomas Czerner, Daniel Berger (Hg.), Iberia Pontificia. Vol. VI: Provincia Tarraconensis. Dioeceses Pampilonensis, Calagurritana et Tirasonensis, Göttingen (V&R) 2022, 329 S. (Regesta Pontificum Romanorum), ISBN 978-3-525-31739-6, EUR 100,00., in: Francia-Recensio 2022/2, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2022.2.89156