Après un rapide bilan historiographique, l’introduction des éditrices du volume définit le parti général de cette collection de treize contributions. Il s’agit d’aborder les jeux, majoritairement des jeux de tables, dans un espace géographique s’étirant de la Scandinavie à l’espace indo-musulman, à travers le filtre de la culture visuelle: celle des représentations des jeux et de la matérialité de ceux-ci, considérés dans une perspective sociale. L’ensemble est divisé en deux sections – »Games and society« et »Materiality of games«, de manière parfois un peu artificielle.

Les échecs occupent une place importante dans ce recueil, tant est grande la richesse symbolique de cette activité élitaire. Michael A. Conrad revient sur le célèbre »Livre des jeux« commandé par Alphonse X, roi de Castille et Léon, en 1283–1284, envisageant la structure de l’ouvrage, la complexité symbolique et les antécédents possibles de ces images qui marquent à la fois un usage très maîtrisé de diagrammes et le développement d’une littérature vernaculaire plus technique.

Daniel E. O’Sullivan, qui a contribué à l’édition critique des »Eschéz d’Amours«, texte incomplet de la fin du XIVe siècle, revient sur cette œuvre inspirée du »Roman de la rose«. Il confronte au texte les rares illustrations présentes dans les deux manuscrits partiellement conservés: celui de Dresde fournit trois étapes du parcours courtois des héros, celui de Venise explicite la construction du récit par un diagramme figurant les différents sentiments remplaçant les pièces sur l’échiquier.

Dans une œuvre de jeunesse, »Il Filocolo«, puis dans le célèbre »Il Decamerone«, Boccace met en scène le jeu d’échecs à plusieurs reprises, adaptant en langue vernaculaire des thèmes classiques dans la littérature antérieure – la partie entre le prince sarrazin et le chrétien, l’approche amoureuse dans un jardin – ou suivant les déplacements d’une partie. À travers l’analyse de quatre images des années 1425–1450 liées à ces passages, Akash Kumar propose une lecture qui nous semble prendre trop peu en compte l’origine géographique – italienne et flamande – de ces œuvres.

Louise Fang s’intéresse aux 23 gravures sur bois ajoutées à la seconde édition (1483) de l’adaptation par William Caxton d’une traduction française de Jacques de Cessoles, mais sa tentative de confrontation des images avec la réalité n’emporte pas la conviction. Comparer ces illustrations avec des pièces de jeu réelles nous paraît constituer un contresens: l’iconographie des nombreuses adaptations de Jacques de Cessoles fournit des archétypes des différentes classes sociales plus qu’une représentation de véritables pièces de jeu. À l’époque des publications de Caxton, les pièces d’échecs conservées sont d’ailleurs majoritairement réalisées au tour et empruntent des formes symboliques, induites par ce moyen de production.

La contribution d’Elina Gertsman aborde le rôle de l’ivoire d’éléphant dans la réalisation de pièces d’échecs comme dans la représentation de ce jeu sur des objets courtois, coffrets ou miroirs. Cette symbolique de l’ivoire s’exerce en effet à plusieurs niveaux dans l’histoire des échecs. L’éléphant du jeu primitif, oublié dans la plupart des pays d’Europe, relève à la fois d’une forme de guerre inconnue des Occidentaux et d’un animal largement fantasmé par les bestiaires à partir du XIIIe siècle. En tant que matériau, ses défenses furent souvent employées pour réaliser des pièces d’échecs.

Dans un texte très érudit, Katherine Forsyth et Mark A. Hall dressent un bilan des connaissances acquises sur les jeux de tables des régions celtiques, à partir de données archéologiques présentes dès le Ier siècle, puis de sources écrites à partir du VIIIe siècle de notre ère. L’originalité d’une partie de ces jeux par rapport au reste de l’espace européen n’empêche pas qu’ils constituent comme ailleurs des marqueurs élitaires.

D’autres chercheurs anglais ont réalisé depuis quelques décennies des inventaires systématiques des décors présents sur les miséricordes de stalles d’églises. Paul Hardwick en tire quelques exemples figurant des parties de dés et de tables, les premières pouvant rappeler les deux soldats se partageant les vêtements du Christ et les secondes des jeux qui dégénèrent. Si ces représentations peuvent sembler étranges au cœur de sanctuaires, elles illustrent malgré tout les préventions de l’Église contre les jeux de hasard et d’argent.

L’analyse des jouets d’enfants dans l’Italie des années 1350–1550 (Annemarieke Willemsen) reste faiblement documentée par les découvertes archéologiques publiées. En revanche, l’iconographie livre à nouveau une ample moisson d’objets, qui se rencontrent sur une grande diversité de supports, en particulier pour illustrer les âges de la vie et la naissance mais qui apparaissent également dans les marges des manuscrits, voire sur un tableau d’autel. Il reste que la disparition d’une culture matérielle propre aux enfants entre l’Antiquité et les XIIIe–XIVe siècles en Europe occidentale pose question, d’autant que les sites d’Europe de l’Est (Novgorod en particulier) fournissent des témoignages de tous ces objets dès le début du second millénaire.

Les jeux associés au lieu de travail et à l’habitat des mineurs de l’Altenberg au XIIIe siècle fournissent une approche originale d’un groupe social particulier, dont les pratiques ludiques en matière de jeu demeurent populaires, avec un goût prononcé pour les jeux de quilles et les dés (Lena Asrih et Jennifer Garner). En revanche, les disques en pierre (fig. 4.2) ont pu connaître des usages très divers et leur interprétation comme palets de jeu est impossible à prouver. Les auteurs ouvrent l’analyse à la régulation des jeux à partir des données fournies par des lois promulguées dans des districts miniers allemands, italiens et hongrois.

Les graffitis de jeux posent généralement des problèmes de datation, celle du monument qui les portent ne fournissant qu’un terminus post quem, mais ces tracés fournissent un témoignage populaire irremplaçable de l’usage de jeux de société dans l’espace public. L’enjeu est important dans l’empire byzantin des Ve–VIIe siècles, où les jeux demeurent mal connus (Walter Crist). L’auteur montre la pérennité du pente grammai et du ludus duodecim scripta d’origine antique. Le contexte social de ces jeux – aux portes des églises, dans les portiques ou les gradins d’édifices de spectacles – illustre à la fois la sociabilité urbaine et le désœuvrement. La présentation des graffitis gravés au XIIe siècle dans la chambre d’une tombe des îles d’Orkney (Julie Mell) ne se rattache au thème de l’ouvrage que par leur interprétation en tant que performance.

Enfin, deux chapitres nous entrainent vers l’Orient. Celui de Tülün Değirmenci est consacré au nard (ancêtre du backgammon) dans la littérature et la culture ottomane. Ce jeu – appelé tabulae en Occident et qui constitue avec les échecs un divertissement spécifiquement élitaire – est ici considéré dans la longue durée et dans une perspective sociale principalement développée pour les XVIe et XVIIe siècles. Après avoir présenté l’histoire plurimillénaire du nard et les récits légendaires sur son origine, l’auteur analyse l’ambiguïté entre un jeu apprécié des élites et les multiples prohibitions religieuses dont il fait l’objet. Cette dualité existe également en Occident mais avec une différence notable: l’usage du nard ou des échecs dans l’espace public (et en particulier les maisons de café) paraît usuelle en Turquie, mais l’auteur démontre finement qu’il se limite à certains segments de la société. Irvin Cemil Schick nous entraine entre Turquie et Inde pour aborder le jeu de promotion dénommé serpents et échelles. S’il est probablement issu de régions dominées par l’hindouisme et le jaïnisme, son existence avant les Temps modernes demeure mal définie. Introduit dans le monde musulman, il a donné lieu à une version soufie connue sous le nom d’»échecs des gnostiques«, qui symbolise une progression spirituelle sur un tablier de 10 x 10 cases, jusqu’à la case finale qui marque l’union avec Dieu.

Alors que chaque année voit la publication de plusieurs volumes collectifs concernant les jeux de société médiévaux – le plus souvent abordés sous un angle littéraire – ce recueil se distingue par sa diversité disciplinaire et par la variété des types de jeux (et jouets) qu’il aborde. Les points critiques soulignés concernent la faiblesse de certaines confrontations des représentations fournies par l’iconographie et les textes avec les realia, plusieurs auteurs de ce volume faisant preuve d’une certaine naïveté en la matière. Cet entrelacement des sources nécessiterait sans doute des approches plus collectives.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Luc Bourgeois, Rezension von/compte rendu de: Vanina Kopp, Elizabeth Lapina (ed.), Games and Visual Culture in the Middle Ages and the Renaissance, Turnhout (Brepols) 2020, 354 p., 7 fig. (Studies in the History of Daily Life [800–1600], 8), ISBN 978-2-503-58872-8, EUR 85,00., in: Francia-Recensio 2022/2, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2022.2.89158