Imposant volume appelé à renouveler le rayon des manuels d’histoire du Moyen Âge, l’entreprise collective dirigée par Florian Mazel propose un total changement de perspectives historiographiques. Soulignons d’abord que cette histoire est »nouvelle« en ce qu’elle voit large: impossible à l’âge de la world history de concevoir le Moyen Âge occidental aux simples dimensions du Finistère européen, même si l’émergence de l’Europe, spécialement sur le plan culturel, ne manque pas d’être pris en compte, mais aux dimensions du monde.

Pour Mazel et ses compagnons d’équipée, la matière de cet âge »moyen« se distribue en deux temps, un premier et un second Moyen Âge, de part et d’autre de la réforme grégorienne, ce qui inscrit, dans la structure même de l’ouvrage, le rôle déterminant de l’institution ecclésiale dès les XIe–XIIe siècles. Dix-neuf chapitres pour le premier Moyen Âge et vingt-six (plus quelques »prolongements«) pour le second, que complètent hors contrainte chronologique vingt-neuf »transversales« dont l’objet est de se concentrer sur d’importants nœuds problématiques et autant de débats au cœur d’une médiévistique en renouvellement, de l’»alimentation« à la question des »vivants et morts«.

La nouveauté de cette somme de plus de mille pages est de s’atteler clairement à »la dissolution de la plupart des grands paradigmes discursifs et explicatifs«. Une pareille »dissolution« répond à trois impératifs: intégrer les profonds renouvellements des données fournies par l’archéologie, qui permettent, entre autres, un certain nombre d’approches des hommes qui ont fait la ou les société(s) médiévale(s) par le milieu et l’environnement; faire une vraie place aux sciences dites »auxiliaires« de l’histoire (spécialement la paléographie et la codicologie) et les placer au centre des réflexions de l’historien au titre de la »scripturalité« (Schriftlichkeit ou literacy) comme marqueur de développement de sociétés qui se disent en écrivant; enfin, prendre en compte la circulation des savoirs entre histoire et sciences sociales (anthropologie, géographie, philosophie et sociologie) dans la perspective d’une économie-monde des savoirs.

Ici, plus de Moyen Âge en trois temps (haut Moyen Âge, Moyen Âge central, bas Moyen Âge); plus de hautes époques économiquement déprimées dans un monde continuellement cerné par la faim; plus de tournant ou de »révolution féodale« autour de l’an mil; mais, à l’inverse, à l’aide de bons arguments tirés de l’archéologie, une »dynamique d’expansion« précoce dès le VIIIe siècle; l’examen de la pertinence du qualificatif »féodal« et une réflexion serrée sur les ressorts de mutations sociales dans la longue durée, des années 800 à 1300, de la part des élites seigneuriales dans ces mutations, et, dans ces élites, le rôle des clercs et des moines grands seigneurs; en bref, la part de l’Ecclesia dans l’émergence d’une société autre. Si la domination seigneuriale des VIIIe–XIe siècles est soigneusement étudiée, avant que le focus des formes de domination sociale s’élargisse aux principautés et aux royaumes, les auteurs se demandent ce que peut signifier le syntagme »société féodale«, formule employée sous une forme interrogative. Alors que l’examen de l’empreinte du christianisme à haute époque (Ve–VIIIe siècles) a permis d’insister sur l’émergence d’une nouvelle économie sociale et morale avec l’apparition d’un nouveau groupe social, les pauvres, et des effets de »l’investissement profitable dans un circuit salvifique contrôlé par les ecclésiastiques« (p. 51), il s’agit, cette fois, de mesurer le saut hiérarchique franchi à l’âge grégorien, lorsque les termes »Église« et »société« deviennent coextensifs, une coextensivité qui marque l’entrée dans le second Moyen Âge sous la forme d’une »rupture flagrante« entre un âge où l’institution ecclésiale était imbriquée, et un âge où s’impose une institution séparée et dominante.

Le grand intérêt de l’étude consacrée au dominium universel de l’Église est de faire le point sur les fondements proprement institutionnels de la réforme pour rappeler comment l’Église se constitue alors en »système«, en organisation de droit, quelle administration théocratique du monde suppose cette organisation systémique dans la gestion des hommes, des cadres, des biens et des grâces, et surtout sur quelle assise économique repose la domination ecclésiale; ce qui vaut des pages très neuves sur la constitution du réseau paroissial, la paroisse s’imposant comme le lieu de collecte de la dîme, et la dîme (d’apparition carolingienne) s’imposant elle-même comme la redevance chrétienne par excellence. Au titre de la paroisse, Mazel revient sur ce qui a été, ces trente dernières années, un puissant secteur de renouvellement des études médiévales françaises: la part de l’Église dans la spatialisation des pouvoirs à l’âge seigneurial, soit, dans le processus d’»encellulement«, de fixation et de contrôle des populations dans des »cellules« ad hoc, l’importance des pôles ecclésiaux (église, cimetière, paroisse, monastères et autres »déserts« religieux) à côté et parfois en opposition des/aux pôles de pouvoirs laïques dont l’emblème est le château. C’est toute l’histoire de l’émergence d’une territorialité médiévale comme conjonction d’incastellamento et d’inecclesiamento qui est proposée ici, avec comme ligne d’analyse le passage d’une dynamique polaire à une logique proprement territoriale, dont le diocèse comme espace homogène aux XIIe et XIIIe siècles est sans doute la réalisation la plus achevée.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Dominique Iogna-Prat, Rezension von/compte rendu de: Florian Mazel (dir.), Nouvelle histoire du Moyen Âge, Paris (Seuil) 2021, 1042 p., ill. en coul., cartes, ISBN 978-2-02-146035-3, EUR 39,00., in: Francia-Recensio 2022/2, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2022.2.89161