Dans son ouvrage intitulé »Le monde symbolique de la papauté. Corps, gestes, images d’Innocent III à Boniface VIII«, Agostino Paravicini Bagliani propose une réflexion complète, synthétique et originale sur l’usage du et des symbole(s) dans la sphère de la papauté romaine au XIIIe siècle. Le cadre chronologique choisi pour cette étude correspond, selon l’auteur, à l’apogée de la puissance pontificale et à la maitrise parfaite du potentiel offert par le discours oral, écrit, visuel et symbolique émanant du pape. La mise en place d’un vocabulaire symbolique efficace, lié à un système complexe d’auto-représentation du pape, constitue le double fil directeur de cette étude. Au fil du texte jalonné de différents points de réflexions, le lecteur prend progressivement conscience de toute la richesse, la diversité et la complexité du symbole, au sens large, en tant qu’objet multifacette1. Les vingt articles qui composent ce recueil font appel à plusieurs disciplines et traitent de sujets divers. La thématique du corps du pape dans sa double dimension – physique et institutionnelle – est particulièrement présente dans cet ouvrage conçu comme une synthèse de plusieurs années de recherches lancées en 1994 dans »Il corpo del papa«2. L’auteur en dresse d’ailleurs un bilan au début du présent ouvrage (p. 3–20).

Divisé en trois parties au contenu inégal, le livre traite d’abord du corps du pape (p. 3–69) avant de s’intéresser à la question des gestes, des rites et de la liturgie accomplis par le pape entre le XIIIe et le XVe siècle (p. 73–243). La dernière partie est consacrée au thème des images (p. 247–330) et est suivie de trois index: un index des noms de personnes et de lieux (p. 333–346), un index analytique portant sur les thèmes abordés (p. 347–348) et enfin, un index des manuscrits cités (p. 349–350). Ces outils facilitent la circulation dans le texte, mais le lecteur regrette l’absence d’une bibliographie reprenant les principales références citées en notes de bas de pages (1122 au total). On notera également la quasi inexistence d’illustrations – neuf figures en noir et blanc – dont la première apparaît dans le dernier tiers du texte (p. 249). Placé en couverture, le phénix provenant de l’ancienne mosaïque absidale de la basilique Saint-Pierre de Rome du début du XIIIe siècle, sous le pontificat d’Innocent III (1198–1216), est seulement évoqué dans la préface (p. XIV), alors que l’analyse de ce décor aurait eu toute sa place en troisième partie3.

Au début de la première partie, l’auteur se livre à l’exercice difficile d’une lecture a posteriori de son propre ouvrage dans un article intitulé »Le corps du pape, vingt ans après«. Comme dit précédemment, il met en évidence la double dimension du pape, à la fois persona hominis et persona pape. L’auteur affirme que cette dernière est pensée et perçue comme une véritable personne qui vit, s’habille et doit être soignée parce qu’étroitement liée à la corporéité de la persona hominis. A. Paravicini Bagliani propose ainsi une »histoire de la corporéité entendue comme fondatrice de l’ordre et de hiérarchies, devant intégrer, entre autres, les sciences du corps« (p. VIII). L’intérêt de son approche est de dépasser l’opposition entre la dimension physique et la dimension institutionnelle du pape, entre l’individu et ce qu’il incarne de par sa fonction. Les soins apportés au corps du pape de son vivant et au moment de sa mort (p. 225–234) reflètent l’attention portée au corporel, voire à la corporéité du souverain pontife. L’affectation d’un médecin personnel pour le pape (medicus pape) et les villégiatures estivales visant à sa recreatio corporis sous le pontificat d’Innocent III vont dans ce sens (p. 25, 28). Un soin particulier est réservé au »corps-matière« du pape dont il s’agit d’entretenir la santé et de tenter prolonger la durée de vie (p. 41–69) pour le distinguer de la plebs dei. La persona pape est ainsi érigée en supra-personnalité. L’auteur montre qu’il s’agissait de dépasser la contradiction entre l’enveloppe corruptible du pape et l’incarnation pérenne du plus haut représentant d’une institution immortelle.

Dans la deuxième partie, l’auteur analyse le langage corporel, les enjeux des gestes et mouvements du corps du pape et la manière dont ils s’inscrivent dans la liturgie. Placée au cœur de l’ouvrage, cette partie essentielle est traversée par la thématique de l’imitatio christi particulièrement sensible dans les rituels célébrés par le pape. Dans le »De sacro sancti altaris mysterio« (1194–1195), Lothaire de Segni (futur Innocent III) décrit précisément et interprète la célébration de la communion par le pape qui doit communier différemment des autres prêtres (p. 122). Il doit représenter le Christ, autrement dit le mettre en présence, le rendre présent pendant la liturgie eucharistique pour affirmer ses liens privilégiés avec le Fils de Dieu. Dans l’article consacré aux baisers liturgiques entre papes et cardinaux (p. 139–154), l’auteur met en relief leur valeur hiérarchique et la mise en scène de l’autorité pontificale. Ces baisers rituels apposés sur sept parties du corps du pape soulignent une double distinction entre d’un côté, le pape et les cardinaux et de l’autre, les cardinaux et les autres prélats de la curie romaine (p. 148). L’article intitulé »Le pape peut-il s’habiller en vert?« (p. 235–243) clôt la deuxième partie et marque, en quelque sorte, une transition avec la dernière partie de l’ouvrage en abordant la question des couleurs, en particulier le blanc, le rouge et le vert. Dans cet article, on regrette l’absence de références aux travaux de Michel Pastoureau en particulier, »Le temps mis en couleurs« (1999) et sa monographie sur le vert (2013)4.

Dans la dernière partie consacrée au corpus iconographique, le thème de l’instrumentalisation des images à des fins idéologiques, notamment afin d’affirmer l’autorité pontificale, est mis en évidence. Dans l’article portant sur les figures de Pierre et Paul représentées sur les bulles pontificales (p. 247–258), l’auteur souligne que la double apostolicité romaine est interprétée comme l’expression de l’universalité et de la centralité de la papauté réformatrice (p. 254). Dans l’article dédié à la tiare aux plumes de paon, A. Paravicini Bagliani étudie la dimension christologique de cet animal et les liens étroits tissés avec le pape Innocent III présenté comme vicarius Christi. Néanmoins, la symbolique christique du paon n’est pas expliquée, alors que l’animal est associé à la renaissance et à l’éternité dès les premiers siècles du christianisme5. L’un des poèmes de Guiot de Provins (1150–1208) est cité parce qu’il critique à travers cette tiare ocellée l’ingérence de la papauté dans le temporel (p. 284–285), mais A. Paravicini Bagliani n'explique pas suffisamment les raisons du glissement des coiffes impériales romaines et byzantines vers la tiare pontificale. Le thème du paon revient d’ailleurs dans le dernier article (p. 323–324) au cœur d’un poème satirique, tiraillé entre haut et bas, ici entre l’autorité du pape et la fragilité de son pouvoir liant le temporel au spirituel.

Ainsi, Agostino Paravicini Bagliani propose une étude synthétique et transversale qui manquait au champ des recherches sur l’univers de la papauté médiévale. La prise en compte des liens étroits tissés entre la persona hominis et persona pape apporte un éclairage différent sur la place et la valeur du symbole dans la papauté romaine au XIIIe siècle. Symbole de l’Église, le pape réaffirme son autorité et son statut de souverain pontife, médiateur entre terrestre et céleste.

1 À envisager en regard des réflexions de Michel Pastoureau sur la notion de symbole, en particulier Michel Pastoureau, Une histoire symbolique du Moyen Âge occidental, Paris 2004 (La Librairie du XXIe siècle), p. 11–28.
2 Agostino Paravicini Bagliani, Il corpo del papa. Rituali di autoumiliazione nel Medioevo cristiano, Turin 1994 (Biblioteca di cultura storica, 204).
3 On conserve trois éléments de ce décor aujourd’hui perdu: un fragment de mosaïques avec le phénix (Inv. MR 5652), avec le buste d’Innocent III (Palazzo Braschi) actuellement conservés au Museo di Roma tandis que la tête de la personnification de l’Ecclésia romaine est conservée au Museo di Scultura Antica Giovanni Barracco à Rome.
4 Michel Pastoureau, Le temps mis en couleurs: des couleurs liturgiques aux modes vestimentaires (XIIe–XIIIe siècles), dans: Bibliothèque de l’École des chartes 157-1 (1999), p. 111–135, en part. p. 116–117; id., Vert. Histoire d’une couleur, Paris 2013, p. 100–105.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Raphaël Demes, Rezension von/compte rendu de: Agostino Paravicini Bagliani, Le monde symbolique de la papauté. Corps, gestes, images d’Innocent III à Boniface VIII, Firenze (SISMEL – Edizioni del Galluzzo), 2020, XVIII–350 p., 9 n/b ill. (Millennio Medievale, 118. Strumenti e studi. N. S., 46), ISBN 978-88-8450-975-8, EUR 76,00., in: Francia-Recensio 2022/2, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2022.2.89163